Irrévérence - épisode 1 (TEXTE)
Où l’on découvre ce que peuvent être les activités matinales d'un fonctionnaire international lambda
Ce lundi-là de l’an de grâce 2000, Calvari gara sa voiture suédoise décapotable en face du siège d’une agence de l’Organisation des Nations unies. Il en traversa le hall d’entrée en saluant au passage les gardiens avec la contenance distinguée d’un fonctionnaire international quadragénaire satisfait de son sort.
Il passa par le kiosque à journaux pour acheter le Herald Tribune et le Corriere della Sera, puis s’arrêta devant le distributeur automatique de billets afin d’y abreuver son portefeuille.
Il se dirigea vers l’ascenseur. En attendant que les portes s’ouvrent, il jeta un œil sur le panneau d’informations générales. Le Club du Vin organisait une dégustation de Brunello de Montalcino, le cercle de bridge annonçait ses élections, le groupe de danse folklorique son dernier spectacle de claquettes, et l’association des femmes de fonctionnaires sa vente de charité annuelle avec plats et danses ethniques au bénéfice des petites filles afghanes.
Il ouvrit son Herald Tribune et le replia presque aussitôt car l’ascenseur arrivait. Avec un sourire affable, il laissa passer devant lui la secrétaire du directeur général. Sitôt entré, se retrouvant à côté du tableau de bord, il demanda à chacune et à chacun son étage de destination, et de son index à l’ongle soigné, dans un geste élégant, il effleura quelques boutons. Il salua la secrétaire du directeur général d’un nouveau sourire lorsqu’elle descendit au quatrième, s’effaçant devant elle pour lui laisser la voie libre. Il sortit au sixième. Il était huit heures quinze précises, les affaires sérieuses commençaient.
Il n’aimait pas son étage. Trop de promiscuité, les mêmes visages toute la journée depuis quinze ans. Et ce jour-là n’était pas un bon jour : il devait rédiger un mémo afin de renvoyer sa secrétaire, exercice délicat sur lequel il avait passé une nuit d’insomnie. Une sale histoire. Il sifflota un air d’un film de Fellini, il ne se souvenait plus lequel, c’était sa technique pour se donner courage et contenance quand il était nerveux et qu’il ne voulait pas faire mauvaise figure. “Tuit-tuit”, la vie est légère, on sourit, d’un beau sourire éclatant, dents immaculées. L’image, bon sang, l’image. Il s’assit devant son bureau en soupirant, consulta son agenda. Journée tranquille. Un expert britannique avait demandé à le rencontrer, il avait oublié pourquoi. À part ça, rien. La routine, le courrier électronique, les coups de fil, les visites des collègues, la lecture du journal, les magazines spécialisés. Très important, ça, de se tenir au courant des affaires du monde et des progrès de la science ! Une personne de son rang et avec ses responsabilités devait se tenir informé. Ah ! Il devait aussi passer au commissary faire quelques courses, il en avait la liste préparée par sa femme dans la poche de son veston.
« Voyons voir maintenant ce mémo ». Il décapuchonna son stylo à plume, prit dans un tiroir une feuille de papier vierge et commença de rédiger un brouillon. L’affaire était délicate. « Pourvu que le syndicat ne se mette pas sur le coup ! » Il se rassura en se souvenant des propos du chef du service du personnel. Il y aurait une défense de façade, ça durerait deux semaines, un mois au pire, puis le dossier serait classé. Ce n’était qu’un mauvais moment à passer, un peu de flottement, l’affaire serait bientôt réglée.
Cet imbroglio le mettait mal à l’aise parce qu’il l’aimait bien, au fond, cette secrétaire. Une brave fille. Elle n’avait pas fait de difficultés au début, quand il l’avait recrutée, et ils s’étaient même offert des petits week-ends ensemble en Toscane, de temps en temps, juste avant ses missions en Afrique, ils partaient avec une voiture de location, se mettaient des lunettes de soleil et des chapeaux pour passer incognito. Doux souvenirs. Au fil des années, ça s’était tassé. Elle avait trouvé un fiancé, un beau flic italien, et depuis, elle avait des états d’âme, elle fuyait Calvari.
« I would prefer not to », lui disait-elle, style Bartleby, lorsqu’il tentait une avance. Elle disait toujours cela, maintenant, qu’elle préférait ne pas. Elle l’avait si souvent répété qu’il avait cessé d’insister.
Les années avaient passé, ils travaillaient efficacement ensemble, complices, se comprenant à demi-mot, et puis un collègue allemand, un matin sur la terrasse, pendant qu’il buvait son cappuccino, lui avait glissé à l’oreille une histoire si abominable qu’il en avait recraché sa gorgée de café, se tachant cravate et costume. Elle avait rompu avec son fiancé – Calvari n’en savait rien – et depuis lors, elle s’était mise à courir les notables de la maison – les barons, comme on les appelait – chose qu’il ignorait également. Le collègue lui dressa la liste de ceux qu’elle avait attirés dans son guêpier, avouant y être passé lui-même. Ce qui était grave, et ce sur quoi il attirait l’attention de Calvari, par solidarité masculine autant que collégiale, c’était que la belle ne savait pas tenir sa langue et commentait volontiers son tableau de chasse, assaisonnant le tout d’anecdotes professionnelles qui auraient dû rester confidentielles. Par exemple, et c’était abominable, elle lui avait parlé à propos de Calvari d’une histoire d’appels d’offres truqués. « Mon cher, il faut impérativement étouffer ça dans l’œuf, lui conseilla son collègue. Sans quoi tu risques des ennuis ».
L’affaire était embarrassante : ces appels d’offres concernaient des équipements scientifiques à envoyer dans les pays en développement pour des projets d’assistance technique. Depuis des années, les projets de Calvari ne s’approvisionnaient qu’auprès d’une société suisse. Il était à mille lieues de soupçonner cette situation qui ressemblait à un traitement de faveur, mais sa secrétaire, en revanche, était au courant, et faisait la pipelette à ce sujet auprès de ses amants.
Il ruminait depuis des semaines cette nouvelle acide, se demandant comment faire taire les rumeurs. Il avait mené son enquête, s’était fait apporter pour cela les archives dont il avait besoin, avait passé de longues soirées à examiner lui-même tous les dossiers pertinents. Il avait obtenu que soit révisée la composition du comité de dépouillement des offres, et assisté lui-même à ses réunions, tant et si bien que les dernières adjudications avaient sélectionné des compagnies hollandaises et brésiliennes. Bref, le problème était en passe d’être résolu, mais il lui fallait faire taire sa secrétaire, s’en débarrasser. Impérativement. Une faute professionnelle grave : tel serait le motif idéal. Mais laquelle ? À part ses bavardages, elle était irréprochable. Et n’avait-elle pas une arme de poids pour se défendre, en suggérant simplement que Calvari l’avait harcelée ?
Mémorandum du docteur Calvari adressé à son directeur de division : “Je suis au regret de vous communiquer qu’il serait de l’intérêt de l’Organisation et du service dont j’ai la charge de mettre un terme au rapport contractuel qui nous lie à Mademoiselle Catherine X... Je souhaiterais m’en entretenir avec vous au plus tôt, et dans la plus stricte confidentialité.”
Voilà qui faisait l’affaire. Il ne savait pas encore ce qu’il raconterait à son supérieur pour justifier ces lignes, mais il avait encore du temps pour y penser. La chose serait ensuite soumise à l’approbation de l’échelon supérieur, le directeur de département. Il s’installa devant son ordinateur pour y saisir son petit chef-d’œuvre. Son travail achevé, il était huit heures trente : fin de sa véritable et substantielle journée de travail. Il avait bien mérité de prendre la direction de la cafétéria.
Sur la grande terrasse du dernier étage, il rencontra par hasard son chef de division, un petit Chypriote nerveux que son terrible accent rendait à peu près incompréhensible pour le commun des mortels. Il l’aborda pour lui parler du mémorandum qu’il venait d’écrire. L’autre l’écouta et comprit. Des collègues lui avaient d’ailleurs déjà parlé de la demoiselle, le mettant en garde contre ses charmes. Calvari n’eut pas à s’expliquer longtemps : le Chypriote promit qu’il apposerait sans difficulté ses initiales sur son mémorandum, accompagnées d’un “accord de principe après discussion”. Calvari devait maintenant soumettre l’affaire au directeur de département, échelon hiérarchique supérieur, épreuve plus délicate que la précédente.
C’était un Japonais réputé pour son aversion au risque et son art consommé de la gestion des rapports de force institutionnels.
- Vous savez combien il est difficile de renvoyer les gens de cette maison, fit-il après avoir écouté Calvari. Rappelez-vous que les susceptibilités sont extrêmes, et que les ambassades des pays membres défendent leurs ressortissants quand ils font face à des harcèlements. Les syndicats sont forts, et quant aux fautes professionnelles ... elles ne sont pas faciles à prouver. Les bavardages et les médisances dont vous me parlez, par exemple, je ne sais qu’en penser.
- Mais je n’ai pas ..., murmura Calvari en serrant les fesses d’inquiétude, sans parvenir à terminer sa phrase.
- Je comprends que cette jeune femme soit un obstacle à votre tranquillité. Je partage vos préoccupations, et mon devoir est de protéger notre département, et donc votre service, et au-delà d’eux cette Organisation dans son ensemble. Alors je vous pose la question : selon vous, où cette jeune femme serait-elle la plus dangereuse ? À l’intérieur, ou bien à l’extérieur de la maison ? Ces histoires d’appels d’offres pourraient nous faire beaucoup de tort si cette jeune personne, renvoyée, avait l’idée de se livrer à un journaliste. Qu’en pensez-vous ? Imaginez un peu ce que pourrait être la réaction de notre Directeur général si la presse s’emparait de cette affaire. Ah ! Il y a quelque chose d’autre à prendre en considération. Cette jeune femme dispose-t-elle d’une arme quelconque contre vous ?
- Pas que je sache, mentit Calvari, impassiblement, en regardant droit dans les yeux son très impassible supérieur hiérarchique.
- Si elle est une bonne secrétaire, nous pourrions peut-être lui offrir une promotion, un échelon symbolique. Dans un autre service, bien entendu. Un accord avec elle devrait pouvoir être trouvé. Un changement de poste. Qu’en pensez-vous, Calvari ?
Il tremblait, pensant qu’elle parlerait peut-être au syndicat. Il en avait la gorge serrée et du mal à avaler sa salive. Au point où il en était, il ne pouvait plus ni faire machine arrière, ni se draper dans une apparence de dignité, ni s’opposer aux arguments de son chef. Il devait renoncer au renvoi pur et simple, s’accommoder d’une mutation.
« Tout ce que je souhaite est qu’elle soit remplacée au plus tôt. J’ai remarqué une personne qui pourrait faire candidature, et je pense qu’elle serait sans doute prête à accepter un échange de poste : on pourrait peut-être envisager une permutation ?
- Renseignez-vous pour savoir si cet arrangement est possible, et s’il l’est nous devrions pouvoir résoudre tout cela dans le courant des semaines qui viennent. Cela vous convient-il ? Parfait. Merci de votre visite. Ah ! Je profite de l’occasion, Calvari. Si j’en crois la correspondance dont je reçois copie, votre programme se porte bien. Vous avez fait un joli coup en décrochant ces fonds extrabudgétaires. Vous ai-je remercié ? Je n’en suis pas sûr. Pas assez en tout cas. Cher Calvari, mes félicitations.
Fin de la réunion.
Dans le corridor Calvari s’arrêta aux toilettes. Il retoucha son nœud de cravate devant le miroir avec un soupir d’aise, content de lui-même, chantonnant, envahi par une bouffée de bien-être telle qu’il en poussa un strident cri de Sioux. Soudain inquiet d’avoir été vu ou entendu, il jeta un coup d’œil autour de lui : il était seul, heureusement. Il retoucha encore une fois son nœud de cravate avec satisfaction, songeant combien cette organisation, si décriée, était en réalité fonctionnelle et fiable. On avait beau dire, elle n’allait pas si mal que cela, l’entretien qu’il venait d’avoir avec son chef de département venait de le lui confirmer. Il soupira d’aise, écarta les bras comme un saltimbanque saluant son public, et envoya un baiser à son reflet dans le miroir. Regardant tout autour de lui, il constata que les lieux étaient propres, et il les trouva même assez beaux. À son avis, d’ailleurs, et il le répétait souvent, les waters étaient l’une des réussites les plus intelligentes de l’organisation. On ne mégotait pas sur les moyens, au moins, à ce niveau-là. On y avait même adjoint des douches, pour qui en sentirait le besoin pendant les chaleurs estivales, après le jogging de midi, ou pour se calmer les nerfs. Efficaces et fonctionnels, ces lieux de repos étaient d’accès facile, clairement indiqués à des endroits logiques, près des escaliers, des ascenseurs, au milieu des couloirs, hommes et femmes toujours côte à côte. L’intérieur était spacieux, de style américain, l’équipement alliant la solidité à la fonctionnalité : cuvettes robustes, éclairage discret mais suffisant, fermeture des portes fiable et ne réservant aucune désagréable surprise, miroirs généreux au-dessus des lavabos. Les séchoirs électriques ne tombaient jamais en panne et du papier jetable était disponible à profusion pour lequel étaient prévues de vastes corbeilles. C’était vraiment un lieu d’aisance digne de ce nom, bien conçu et impeccablement entretenu. Démocratique, mais haut de gamme, offrant un choix raisonnable de possibilités. On s’y sentait bien, voilà la vérité.
Cette pénible affaire de secrétaire était en voie d’être réglée. Presque. Il avait fait à son sujet tout ce qu’il pouvait ce matin-là. De retour dans son bureau, il consulta son agenda pour se rafraîchir la mémoire. À quoi devait-il maintenant penser ? Il y avait les congés de son personnel. Important, ça, les congés du personnel. Les vacances de Noël approchant, il devrait demander à chacun ses intentions et ses désirs. Un chef de service digne de ce nom gère bien les congés de ses subalternes, avec rigueur mais aussi avec souplesse. Ce faisant, il s’attire de leur part affection et considération, ce qui n’est pas facile car il faut assurer la continuité du travail, trouver de justes compromis qui ne froissent personne. Il y a ceux qui en sont avides, des congés, et ceux qui n’en prennent jamais, ou presque. Ils préfèrent toucher des compensations en dollars pour leurs quotas de jours non consommés. Ces lascars-là, il faut les avoir à l’œil, car ils accumulent des droits excessifs et exposent leur supérieur à des burn-out.
Il sortit son Montblanc de la poche intérieure de son veston, en dévissa soigneusement le capuchon, et inscrivit pour le lendemain dans son agenda “congés du staff”, première besogne du jour. Les tâches de la journée, c’était comme l’huile d’olive, comme le café, comme l’alcool distillé et comme tant d’autres choses encore : les premières gouttes sont toujours les meilleures.
Dans la vie, il n’y avait à ses yeux que deux choses importantes. L’image, bon sang, l’image toujours, et puis le fric, les finances bien sûr. L’image, c’était son style. Impeccable. L’incarnation de l’élégance, cette dernière étant naturelle et congénitale, chez lui. Tous les autres pouvaient crever de jalousie la bouche ouverte : il avait les plus belles cravates, les costumes les mieux taillés, les chaussures de la saison, et tout sur lui était parfait, matière, coupe, aération, souplesse et confort, et assortiment des formes et des couleurs. L’image, c’était aussi le club de tennis : le plus posh de la ville. Et puis les voitures : pour lui, le dernier modèle décapotable d’une marque rare, toujours, et pour sa femme, souvent, une luxueuse petite biplace de ville.
Côté finances, là aussi, tout allait bien, salaire net confortable, aucune ombre au tableau. Et au boulot, il avait le contrôle d’un budget formidable, et de fonds spéciaux qui gratifiaient son service d’une liberté enviée. Décrocher de tels financements était le sport de sa profession, le terrain de chasse des chefs, leur poker, leur casino. Celui qui savait présenter ses idées à des bailleurs de fonds pouvait arriver à multiplier par dix les ressources dont il avait la charge. C’était le jackpot. Le schmilblick ! que ces fonds hors programmes appelés “fiduciaires”. Avec eux, on pouvait enfin jouer dans la cour des grands, faire partie du cercle fermé des “barons”. Cinq millions de dollars par an. Montrez des financements de projets cet ordre, après on pourra commencer à causer !
Calvari était depuis quelques années sorti de son purgatoire de fonctionnaire moyen, et devenu un « fonctionnaire principal », un senior, un “baron” assis sur un budget de plusieurs millions. Il pesait ça, ce poids-là, ces millions-là, lui, Calvari, le petit gringalet italien dont beaucoup se moquaient encore, il n’y avait pas si longtemps. Il était devenu res-pec-table. Même les plus méprisants des directeurs anglais et les plus arrogants des chefs français lui adressaient maintenant la parole avec déférence. Et aussi, et surtout, en plus : il pouvait se permettre de snober un certain nombre de collègues, désormais.
On frappa. « Come in! » fit-il chantonnant, tandis qu’une silhouette féminine d’un âge indéfinissable se faufilait à travers l’embrasure de la porte.
Elle avait rendez-vous avec un certain monsieur Calvari, chef du service des ressources génétiques, dit-elle en hésitant. Il bomba le torse. En se redressant tel un coq gaulois qui s’apprête à lancer son premier “cocorico” du jour, il récita :
- At your service! What can I do for you?
Puis il suspecta, à raison, que cette dame et l’expert anglais dont il avait noté la visite dans son agenda pouvaient ne constituer qu’une seule et même personne. Il se frappa le front du plat de la paume : il avait complètement oublié qu’il s’agissait de la candidate la mieux placée pour le poste vacant de son service. De honte et de confusion, il rougit. Il pensa que l’affaire de sa secrétaire lui avait obscurci les méninges.
Il ébaucha quelques gestes pour essayer de rectifier cette prise de contact un tantinet défectueuse : il toucha son nœud de cravate pour s’assurer qu’il était bien en place, tira sur les manches de sa veste pour qu’elles ne fassent pas voir un peu trop celles de sa chemise, et qu’en revanche elles laissent deviner ses boutons de manchette.
Il alla à la rencontre de sa visiteuse et l’invita à pénétrer dans son bureau d’un geste qu’il voulut le plus galant possible. Après un mauvais tic nerveux des sourcils qu’il ne parvint pas à réprimer, il s’assit lui-même et trouva enfin le moyen de décocher à sa visiteuse un sourire éclatant, toutes dents dehors, les yeux rieurs et avenants. Ce sourire se figea : face à lui, la dame anglaise restait de glace, prude et victorienne, les yeux fixes et gris derrière ses petites lunettes métalliques, droite comme une presbytérienne qui le matin même, comme chaque matin que Dieu fait, a commencé par s’enfiler mentalement, mais soigneusement, très soigneusement, pour ne pas dire méticuleusement, un long parapluie noir dans l’œsophage, afin de s’assurer que son irréprochable maintien de professeur de piano rigoureux durera toute la journée.
Calvari se demandait comment il pourrait se sortir d’affaire avec une pimbêche de cet acabit. Si par hasard elle était recrutée, ce serait une calamité pour lui et pour son service. À cheval sur ses principes, vieille fille encore vierge ‒ il en mettait sa main à couper ‒, donneuse de leçons, radoteuse, intraitable, rigidissime, aimable comme une porte de prison. Comment faire pour éviter pareille catastrophe ?
La candidate se présenta. Elle parla ‒ négligemment ‒ de ses deux doctorats à Cambridge, puis elle évoqua sa carrière auprès du Tropical Product Institute, et sa maîtrise ‒ encore imparfaite, certes, elle s’en excusait ‒ de la langue française. Elle mentionna enfin ses états de service auprès d’éminentes e banques de gènes en Grande Bretagne et aux USA.
Elle était chaudement recommandée par son Ambassade, la représentation britannique auprès de l’organisation. Cela, ce n’était un secret pour personne, Calvari s’en souvint soudain avec des sueurs froides. Le directeur général lui-même était au courant. Les Britanniques, apparemment, attachaient beaucoup d’importance à placer quelqu’un à ce poste, dans son service. Avoir un agent dans la place, même s’il est tenu à une loyauté absolue envers l’ONU, on n’a jamais rien inventé de mieux pour être bien informé avant quiconque de ce qui se tramait d’important. Il y avait bien des gouvernements qui avaient à cœur de savoir ce que l’organisation préparait en matière de législation internationale touchant à la génétique. Bref, la situation était claire et limpide, même Calvari pouvait la comprendre : le Royaume-Uni voulait placer cette dame comme espion scientifique au service de sa Majesté dans le but de doubler les États-Unis, la France, le Japon et l’Australie, dans la course au contrôle planétaire du patrimoine génétique universel. C’était une pratique banale, et de bonne guerre, en somme, dans la partie d’échecs où les puissances plaçaient leurs pions.
Il s’éclaircit la voix d’une petite toux discrète, puis remercia sa visiteuse. Il lui rappela que ce rendez-vous n’était qu’une prise de contact très informelle, off the record. Il la félicita car elle avait été choisie avec deux autres finalistes parmi neuf cents candidats par une commission de recrutement à laquelle participait notamment le syndicat du personnel. La prochaine étape serait un entretien de sélection par un panel d’experts dont les recommandations seraient soumises au directeur général. Il décrivit les fonctions de l’expert recherché, posa quelques questions, écouta quelques réponses, ponctua le tout de quelques sourires charmeurs et qui se voulaient dévastateurs mais restèrent sans effet. Une demi- heure s’étant écoulée, ce qui constituait somme toute une durée normale pour une visite de ce genre, il informa sa visiteuse, non sans s’excuser, qu’il avait maintenant un autre rendez-vous. Il la remercia et la raccompagna le plus cordialement du monde à l’ascenseur, la saluant d’un ultime éclatant sourire pendant la fermeture des portes.
Rappel/Disclaimer/Avertissement : cet épisode - tout comme l’ensemble de l’ouvrage Irrévérence - est le fruit de la fantaisie de l’auteur. En conséquence, toute ressemblance avec des personnes, des entités ou des institutions existantes ou ayant existé - et non spécifiquement nommées - est purement fortuite.