L’ambassadeur américain Pitbull-Panzer, Mme Lisa Clark, forte de son triomphe, fut rapidement promue au Département d'Etat, à Washington, sur un poste stratégique, en charge au niveau mondial des accords public-privé.
Les titans californiens qu’elle avait invités à Rome ne furent pas déçus de leur voyage. Les contrats qu’ils y signèrent avec les organisations internationales firent la une de la presse. Celle-ci publia des photos immortalisant diverses joint-ventures avec les quatre plus grands groupes mondiaux de négoce de céréales, ainsi qu'avec une douzaine de firmes multinationales. Le tout fut célébré par une somptueuse réception bunga bunga organisée dans une villa du Président du Conseil italien de l’époque.
Le Secrétaire général à New York ne jugea pas opportun de commenter ces évènements. Les seigneurs du techno-féodalisme avaient introduit de puissants chevaux de Troie dans le système onusien, lequel était déjà passablement perméable à leur influence. Les financements qu’ils avaient accordé lors de ce voyage représentaient une manne céleste pour l’Agence romaine, dont les activités seraient désormais réorientées de manière spectaculaire vers des thématiques pionnières. En voici quelques exemples : les premiers drones pour l'épandage de fongicides, d’insecticides et autres produits phytosanitaires ; ou bien génie génétique, OGM et les premiers prototypes de CRISPR genome editing.
Il s’agissait aussi d’algorithmes d’intelligence artificielle d’avant-garde pour la planification de l'utilisation des sols, ainsi que des premières expériences de capture et de stockage du dioxyde de carbone, et enfin et surtout de la généralisation planétaire du contract farming et de l’amorce de la gestion par blockchain des filières d’approvisionnement. L’application de toutes ces technologies de pointe serait massivement promue à travers des milliers de programmes dans tous les pays en voie de développement - mais ce ne serait là que le début d’une nouvelle incarnation du colonialisme occidental: la massive capture digitale, tentaculaire, de toutes les institutions et de tous les écosystèmes de la planète, dans un contexte de tyrannies bourgeonnantes.
Corine de Védive, envahie de nausées, regretta d’avoir assisté, impuissante, à ces négociations. Elle décida de jouer son va-tout et de donner des interviews au vitriol dans la presse, en y dénonçant la corruption du système onusien. Elle s’introduisit ensuite de force dans le bureau du Pharaon, son boss. Elle n’y resta que trois minutes. Il s’était levé, furieux, pour la réprimander. Elle lui cracha sur les pieds et au visage. Puis elle se rendit sur la terrasse du huitième étage et en enfourcha la balustrade pour se précipiter dans le vide. Le lendemain, le professeur Ruetcel, qui venait d’être limogé, suivit son amie et s’y jeta lui aussi.
Après ces deux suicides en deux jours, le Pharaon essaya une semaine d'exercer encore son mandat. Mais son cadavre fut retrouvé un matin écrasé, lui aussi, sur le tapis rouge pavant le sol juste devant l'entrée de l'Agence. Et le surlendemain, Calvari l’harceleur imita son boss suprême.
Sigismund le gardien, qui avait découvert ces quatre cadavres, en fut passablement traumatisé. Il demanda à être muté.
Il fut envoyé dans un régiment de Casques bleus, destin dont il rêvait depuis son adolescence, direction en République démocratique du Congo, dans le Kivu.
Quant à Catherine, la secrétaire de Calvari, elle obtint une retraite anticipée et se retira dans un couvent de sœurs Clarisses à Florence.
L’« hécatombe du huitième étage » de l’Agence, qui avait fait quatre morts, défraya quelques temps la chronique à Rome, à New York et à Genève.
Farouk, le directeur de cabinet du Pharaon, géra les urgences bureaucratiques engendrées par ce carnage jusqu’à l’élection d’un nouveau directeur général. Puis il se retira dans sa villa au bord de l’Océan Atlantique, non loin de New York.
L'ambassadeur Veloso, quant à lui, décida de retourner dans sa région natale du Nordeste brésilien, où il se réfugia dans une misanthropie pathétique.
Plus de vingt années se sont écoulés depuis ces tristes évènements.
L’ONU, après avoir animé, prestigieusement et dignement incarné un rêve collectif universel de paix, de justice et de gestion collégiale des défis de l’humanité et de sa planète pendant huit décennies, devint peu à peu l’ombre d’elle-même.
En plein vingt-et-unième siècle, tandis que se déchainait un génocide et de nouveaux conflits, elle resta impuissante, immobilisée par les vétos au Coseil de sécurité, et elle se métamorphosa, soudain, en une étrange chimère, une sorte d’animal hybride tenant de la colombe et de l’iguane, puis de l’insecte et de la grenouille de bénitier. Elle était devenue petite et sèche, comme la Sibylle de Cumes, sénile et toute rabougrie, vieille folle des rues qui faisait l’objet des railleries de gamins s’amusant à lui jeter des pierres.
Elle voulait mourir et pouvait le faire, mais n’y parvenait pas.
Elle se réincarnerait - et elle se réincarnerait toujours - sous une forme ou sous une autre.
Sous un autre nom.
Porteuse d’espoir toujours.
FIN DU ROMAN-FEUILLETON « IRRÉVÉRENCE »
PETIT RAPPEL
Cet épilogue est une œuvre de fiction, tout comme l’ensemble d’Irrévérence, le roman de l’Onu. Toute ressemblance avec des personnes ou des entités existantes ou ayant existé est pure coïncidence. Les faits évoqués sont ajustés ou imaginés pour servir au mieux les fins artistiques et éthiques de l’auteur.
GRATITUDE
Remerciements à Benedetta, Lorenzo, Cécile, Samuel et Valérie pour leur soutien.
À José Esquinas Salazar, éminent don Quichote dûment primé comme tel. À Sylvie Dreyfus et Pierre Alphandery, Samuel Thirion, Florent Maraux, Christine Barbier-Bouvet, Paolo Casagrande pour leurs chaleureux, amicaux et solidaires encouragements, toujours. À Marie-Claude Hamchari et Arthur Riedacker pour leur soutien inconditionnel, toujours. À Hubert Kempf, François Guizerix, Bertrand Vergely, Anne Gruneberg, Hervé Kempf, Véronique Machavoine et Francis Lacroze pour leurs lectures, appréciations et suggestions concernant certaines moutures de ce livre. À Antonella Moscati pour sa critique honnête et ses remarques pertinentes. À Dominique Bordet pour ses réactions acerbes, à Philipe Grenier et Hélène pour leur attention rieuse. À Thomas Louis Price, pour des discussions sérieuses et nourrissantes, et certaines étincelles qui ne furent pas sans effet sur l’intrigue. À Antonello d’Elia e Krista Pardatscher pour leur appui médico-légal. À Vincenzo Innocenti Furina et Monica Savelli pour leur conseil éditorial et leur patiente amitié. À Geneviève et François Lamontagne, Purveen Kharas, Lamia Tabet, Karin Knigge, Pina del Lama, Béatrice Guerrier, Inès et Alain Jezequel, Odile Danjou et Mathieu Beaufils, Yves Damont et Anne Chevais. À Stefano Catucci, qui fut le premier à me parler de cette plateforme, et à Nina Burleigh qui m’aida à y faire mes premiers pas.
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