Petit rappel et Avertissement : Cet épisode est une œuvre de fiction. Tout comme l’ensemble du roman Irrévérence, le roman de l’ONU. En conséquence, toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu serait purement fortuite. Et toute référence à des faits survenus, ou bien à la chronologie des faits ici évoqués, est avenue à travers la réélaboration créative et artistique de l’auteur.
Miss Lisa Clark — la nouvelle ambassadrice américaine — devait mener des batailles sur plusieurs fronts. Son mandat était complexe. Pour se simplifier la tâche, elle en avait retenu trois idées principales. En premier lieu, elle devait entretenir le business as usual au sein du système onusien. Elle devait faire en sorte que les exportations agro-alimentaires américaines continuent de croître indéfiniment.
Deuxième mission : Elle devait compliquer la vie du directeur général, cet Egyptien ambitieux surnommé le Pharaon. À ses débuts, il avait bien montré patte blanche à l’égard de Washington, fournissant de rassurants signaux d’allégeance. Mais malheureusement, par la suite, il avait favorisé l’admission de la Palestine comme État observateur au sein des organes dirigeants de son agence. Ceci avait eu comme effet, par ricochet, que de nombreuses organisations onusiennes en avaient fait de même. Une pareille chose, les USA, le Royaume Uni et Israël ne pouvaient vraiment pas la pardonner au Pharaon. Et Washington refusait donc, depuis deux ans, de payer ses contributions obligatoires au budget. Miss Lisa Clark, qui portait le surnom de Madame Pitbull-Panzer, devait non seulement continuer d’assumer pleinement cette posture, mais elle devait aussi faire pire. Elle avait reçu mandat d’exiger une réduction de quarante pour cent des dépenses de l’institution.
Elle savait bien qu’une telle motion n’aurait aucune chance d’aboutir en Assemblée générale, car les pays du Sud global s’y opposeraient farouchement. Mais c’était une excellente manière de faire pression sur ce directeur, et de lui mettre des bâtons dans les roues.
Troisième tâche, enfin : soft power. L’influence américaine, son hégémonie culturelle et l’emprise des technologies américaines au sein de l’ONU devaient monter en puissance. Et elle avait deux leviers pour cela : d’abord, faire nommer au sein des commissions techniques de l’agence des membres des conseils d’administration des grands groupes agroalimentaires américains. Ceci, bien sûr, sans éveiller de soupçons de conflits d’intérêt. Et en faisant taire de tels soupçons, si jamais ils voyaient le jour, ce qui n’était pas très divertissant.
Son deuxième levier était plus amusant, plus mondain. C’était devenu une mode, pour les nababs digitaux et informatiques, pour les managers de ce que l’on commençait à l’époque, au début des années 2000, d’appeler les GAFA, c’était une mode pour ces tycoons, comme on dit outre-manche et outre-Atlantique, que de s’intéresser aux causes humanitaires. Cela les divertissait, ces braves milliardaires. Ce genre de hobby joignait pour eux l’utile à l’agréable. Avec quelques dizaines ou centaines de millions de dollars par an, un digito-nabab pouvait se laver la conscience à bas prix. C’était une cacahuète, pour lui. Mais… les agences onusiennes étaient friandes de telles cacahuètes. Ces petits millions pouvaient très utilement, croyaient-elles, financer pour leurs programmes concernant l’enfance, les femmes, la lutte contre la malaria et contre le changement climatique…
Miss Lisa Clark, alias Pitbull-Panzer, adorait organiser pour ces gens-là des soirées style dolce vita sur sa terrasse qui surplombait le Circo Massimo, face aux ruines du palais d’Auguste. Elle y invitait de grands cinéastes, des sopranos de l’opéra de Rome et des musiciens rap, des actrices et des starlettes, et des footballeurs italiens.
Pour ces trois missions, business as usual, empoisonnement de la vie du Pharaon et soft power, madame Pitbull-Panzer disposait d’une caisse noire, bien entendu, ainsi que de petites mains capables d’exécuter, au besoin, de basses œuvres. Et elle avait aussi, of course, l’appui de la plupart de ses compatriotes fonctionnaires internationaux américains, qui l’informaient de ce qui se tramait et se disait au sein de l’organisation. Et puis… et puis elle pouvait compter, enfin, sur la complicité des représentants des pays anglo-saxons, auxquels les couloirs de l’agence avaient donné le surnom de Saxophones.
Avant sa prise de fonction, l’ambassadrice de Washington avait été briefée par le Département d’État sur le compte du professeur Ruetcel. Au cours d’un dîner en petit comité chez elle, à Rome, ses collègues Saxophones complétèrent ses informations. Ils lui confirmèrent la nécessité impérieuse, selon leur avis unanime, de débarrasser l’institution de cette mine flottante, de ce danger public qu’on appelait Ruetcel.
Depuis des années, ils avaient multiplié les initiatives pour décrédibiliser son travail au sein de l’agence et auprès de ses partenaires, pour bloquer sa mobilisation de fonds extrabudgétaires, pour saboter son image auprès de ses collaborateurs et pour débaucher ses secrétaires, et ses assistants, etc. etc. Mais presque tout avait échoué. Et voici qu’avec sa conférence récente, le professeur Ruetcel avait achevé de séduire le monde académique européen et américain, et presque toutes les ambassades des pays non-alignés.
Les Saxophones avaient envoyé un sous-marin, un espion, comme participant à cette dernière conférence de Ruetcel. Cet informateur, leur agent, avait discuté longuement avec le professeur près de l’estrade, à la fin de l’évènement. Et le rapport de cet espion avait souligné l’ampleur du succès des thèses de Ruetcel auprès des universitaires et des diplomates présents. Bref, cet animal, ce lascar, ce Ruetcel qui avait déjà décroché le prix Leontief pour l'avancement des limites de la pensée économique, eh bien… eh bien la rumeur courait maintenant qu’il ferait certainement, prochainement, l’objet de nominations pour le Nobel.
Et ce n’était pas tout. Le buzz concernant Ruetcel faisait tache d’huile, il se répandait de manière virale sur les réseaux sociaux. L’audience et les échos de ses travaux et de ses thèses prenaient des proportions vraiment préoccupantes. Ils impactaient de nombreuses organisations internationales. La direction générale de l’agence avait organisé pour lui une présentation de ses travaux lors du Sommet mondial pour le développement durable de Johannesburg. Et voici maintenant qu’il était question qu’il soit invité à Davos au World Economic Forum. Partout où il passait, ses arguments frappaient les imaginations et suscitaient l’enthousiasme. Et plus le temps passait, plus il accumulait, massivement, des données, des découvertes et des analyses qui renforçaient ses thèses. Le succès de ses idées menaçait d’avoir des répercussions substantielles sur la pensée économique et sur l’Onu, et de provoquer des turbulences malvenues dans le business as usual.
Une semaine après la conférence de Ruetcel, les Saxophones avaient pu avoir accès, grâce à un petit travail d’espionnage informatique, à l’ensemble de ses archives et de sa correspondance. L’analyse de ce matériel était en cours. Mais à première vue, tout semblait confirmer qu’il y avait là des choses inquiétantes pour les intérêts de l’OCDE.
Bref, les ambassadeurs de l’Australie, du Royaume-Uni, de la Nouvelle-Zélande et du Canada suggérèrent à l’ambassadrice américaine d’user de son poids politique et financier auprès du directeur général pour que l’agence soit débarrassée de ce qu’ils appelaient l’OVNI-Ruetcel. Ils avaient mené une petite enquête sur son compte. Au fond, c’était un solitaire. Un esprit brillant, certes ‒ un visionnaire, sans aucun doute. Mais ce n’était pas un politique. Il n’avait pas su s’attirer la protection de sa propre ambassade. C’était un électron libre, en somme. Si l’on s’y prenait bien, il tomberait facilement. Il faudrait pour cela continuer de le harceler un peu, sans doute, et par tous les moyens. Mais aussi et surtout, il était nécessaire que l’ordre de l’éjecter vienne de haut, du Pharaon lui-même. L’heure était venue, il fallait agir. Mais seuls les USA, de l’avis des Saxophones, pourraient obtenir du Pharaon la disgrâce du professeur Ruetcel.
À suivre…
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