Petit rappel et Avertissement : Cet épisode est une œuvre de fiction. Tout comme l’ensemble du roman Irrévérence, le roman de l’ONU. En conséquence, toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu serait purement fortuite. Et toute référence à des faits survenus, ou bien à la chronologie des faits ici évoqués, est avenue à travers la réélaboration créative et artistique de l’auteur.
“Mes chers amis,” commença Miss Lisa Clark, ambassadrice des USA, leader du groupe des anglo-saxons, que l’on avait surnommé les Saxophones, ce soir-là, lors de son diner intime avec eux. “Mes chers amis, je vous félicite pour ce petit travail d’intelligence que vous avez fait concernant ce professeur problématique, pendant sa conférence récente. Oui, bravo, je vous félicite d’avoir envoyé un sous-marin, un espion à cet évènement. Bravo et merci. J’ai été briefée à Washington sur le compte de ce type, de ce… comment s’appelle-t-il déjà ? Oui, ce Ruetcel, merci !”
L’Australien, très sérieusement, voulut rappeler qu’il y avait urgence à l’évincer, ce type. Il ne portait pas Lisa Clark dans son cœur, cette Black American Princess un peu trop prétentieuse de son point de vue à lui, white anglosaxon protestant alpha mâle.
« Excusez-moi », lui répondit Miss Lisa Clark. « Pour le moment j’ai d’autres dossiers plus urgents à traiter. D’abord, le budget, auquel nous devons faire subir une belle cure d’amaigrissement. Et puis l’accord international sur les ressources génétiques, qu’il nous faut empêcher de décoller véritablement. Et puis, je vous en informe, la semaine prochaine, j’aurai à m’occuper de Zuckerstück qui débarque à Rome. Oui, le fondateur de Assbook, Zuckerstück de Assbook, en personne, oui, lui-même, j’ai bien dit, vous avez compris de qui je parle. Il sera là trois jours. Il veut placer ses softwares et ses applis dans notre agence, il aimerait bien que toute sa quincaillerie digitale devienne corporate au sein de l’Onu. Et pour faciliter la chose, il va mettre un peu d’huile dans les rouages, deux ou trois cents millions de dollars, une « donation humanitaire » de sa fondation pour le climat et la sécurité alimentaire. Ce faisant, bien sûr, il allège ses impôts, c’est de bonne guerre, il a raison de le faire. Je dois organiser son séjour et trouver à qui confier ces fonds-fiduciaires, là, au sein de notre agence. Bref, mes amis, pour ce type, votre professeur, eh bien, je n’ai pas, et je n’aurai pas une minute. OK ? Excusez mon franc-parler. Je vous comprends, je vois très bien ce dont il s’agit, mais pour l’instant ne me demandez pas de bouger contre ce type, je ne lèverai pas le petit doigt. OK ? C’est clair ? C’est très secondaire, dans mes priorités. »
La très habile ambassadrice britannique, sentit que ses amis l’Américaine et l’Australien, qui de notoriété publique ne s’aimaient guère, étaient en passe de se braquer et de hausser la voix, et elle essaya de calmer le jeu. Ms. Allison, tel était son nom, abonda dans le sens de Miss Lisa Clark, mais aussi dans celui de l’Australien, en les caressant de sa douce voix tous les deux, délicatement, dans le sens du poil. Elle trouvait les priorités de Lisa Clark très compréhensibles, mais elle estimait aussi en même temps que l’Australien avait raison quand il rappelait qu’il ne fallait pas tarder à faire quelque chose pour empêcher Ruetcel de nuire.
Le lundi suivant, à huit heures quinze, l’ordinateur du professeur Ruetcel refusa de s’allumer. Son cadenas avait été forcé, et le disque dur avait disparu… Bis repetita. Il alerta le service de sécurité. Le détective était en congé-maladie et ce fut sa supérieure hiérarchique, inspectrice, détective elle aussi, qui se présenta dans son bureau.
Elle était assez stupéfaite, comme Ruetcel, de cette nouvelle effraction, identique à l’antérieure. Son collègue lui avait fait son rapport, elle connaissait le dossier, elle se souvenait très bien de l’affaire. Son attitude était professionnelle et courtoise, et son regard était intelligent, mais elle força Ruetcel à répéter tout ce qu’il avait partagé avec le détective venu une semaine plus tôt. Très énervé par ce nouvel incident, il s’impatienta face aux questions de la jeune femme, auxquelles il avait déjà répondu une semaine auparavant. Et il en devint même agressif. Oui, ce dont il s’occupait, lui Ruetcel, était sensible et très politique. Très délicat sur le plan diplomatique, même. Il y avait dans son programme des enjeux géopolitiques importants. Oui, la mémoire de son ordinateur comprenait beaucoup de dossiers confidentiels. Oui, ces archives pouvaient intéresser certains pays, groupes de pression, grandes firmes, et donc certaines ambassades. Deux effractions identiques, coup sur coup, en une semaine, de quoi s’agissait-il ? C’était du harcèlement, tout simplement ! Oui, il en était maintenant convaincu : il était espionné. Et ces deux actes de piraterie violente relevaient du sabotage. De l’intimidation. De la menace. De la volonté méthodique de lui faire savoir qu’on lui voulait du mal.
Tandis que l’inspectrice l’écoutait attentivement, Ruetcel eut la sensation bizarre et déplaisante qu’elle ouvrait tout le champ des soupçons possibles et imaginables. Et que quelque part dans sa tête trottait une hypothèse selon laquelle lui, Ruetcel, était peut-être en tort, et suspect, dans cette histoire. Peut-être, en somme, se livrait-il à des activités illicites ? Ses recherches constituaient peut-être un délit ?
Dès que cette impression désagréable traversa son esprit, Ruetcel passa à l’offensive. Il exigea de la détective que soient prises des empreintes digitales sur son ordinateur et son bureau, au moins. Il était effaré, scandalisé que cela n’ait pas été fait lors du premier vol. Quelle sorte de travail d’enquête menait là le service de sécurité ? Et il somma l’inspectrice, et à travers elle, le manager de la sécurité lui-même, de lui permettre enfin ! à lui, Ruetcel, de fermer son bureau à clé. Le règlement intérieur interdisait cette pratique, mais elle pouvait être autorisée au moyen d’une autorisation spéciale, d’un waiver de la direction générale. La détective assura Ruetcel que ces deux requêtes seraient transmises le jour même. Et avant de se retirer, elle lui demanda courtoisement de rester disponible pour des questions ultérieures.
Il était convaincu que ce double cambriolage avait été commis par quelqu’un d’interne à la maison, et soupçonnait maintenant qu’il avait été réalisé à la demande d’un gouvernement. Le bureau mitoyen du sien était occupé par un haut fonctionnaire australien en charge de la programmation. Ruetcel savait bien que l’Australie était hostile à ses thèses et à son programme. Il se demanda si ce type pouvait avoir trempé dans cette agression. Ils étaient en rapports cordiaux, et il rejeta cette hypothèse. Alors les visages de quelques autres collègues qui n’étaient pas bien disposés à l’égard de ses thèses et de ses travaux lui apparurent. Il repoussa loin de lui aussitôt, dégouté, écœuré, l’idée qu’ils puissent avoir fait le coup. Il avait vraiment de la peine à l’imaginer, il n’osait pas les soupçonner de tels coups bas. Était-il ingénu, trop ingénu ? Peut-être. Qui le saura jamais. Il eut envie de vomir et sa nausée dura un bon quart d’heure.
Il demanda ce même matin à rencontrer son directeur de département, qui accepta de le recevoir un instant. Cette réunion ne fut ni facile ni gaie. « Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de cette histoire il y a une semaine, Ruetcel ? C’est la sécurité qui m’en a informé, et qui en a aussi touché un mot à la direction générale. Pourquoi, mais pourquoi ne vous êtes-vous pas confié à moi lundi dernier ? Et voici que ça recommence ! Bis repetita ! Que se passe-t-il dans votre programme, Ruetcel ? »
Embarrassé, le professeur Ruetcel baissa les yeux et resta silencieux. Il n’avait qu’à demi confiance dans son directeur. « Je ne voulais pas vous déranger, finit-il par répondre. J’ai cru un moment, comme le détective me l’avait suggéré, qu’il ne s’agissait que d’un petit incident, d’un simple larcin ». « Vous auriez quand même dû m’en informer, » fit le directeur de département. « De quoi ai-je eu l’air vis-à-vis de notre cher directeur général quand il m’a téléphoné à votre sujet ? Che brutta figura, quelle mauvaise figure vous m’avez fait faire ! ».
Ruetcel s’excusa, car il savait qu’il valait mieux ménager la susceptibilité de son supérieur. « Vous avez raison. C’est une période assez stressante pour moi. Que voulait savoir précisément le directeur général ? » « Eh bien, Ruetcel, il voulait savoir tout simplement ce que vous fabriquez, ce que vous tramez avec votre programme. Je lui ai parlé du succès de votre dernière conférence, il était au courant d’ailleurs. Notre directeur général vous aime bien et apprécie vos travaux. Le fait est que je vous ai couvert, Ruetcel, une fois de plus, comme d’habitude. Mais pour l’amour du ciel, tenez-nous bien informés de ce que vous faites, et aussi de ce genre de problèmes ! Et franchement, franchement, je vous en prie, évitez d’inquiéter nos pays membres ! »
Ruetcel se méfiait de son supérieur. Malgré sa curiosité initiale à l’égard de ses recherches, et après une période de bonne entente, sans nuages, quand il avait débarqué dans son département, ce directeur se montrait désormais un peu distant et très circonspect à son égard. Il ne lui manifestait plus qu’une solidarité prudente. Il était plus soucieux de son image et de faire “bonne figure” que de la faim dans le monde, et des famines affectant les enfants d’Afrique, d’Asie ou du Moyen Orient. La programme de Ruetcel était devenu une sorte de patate chaude, et ceci commençait à le préoccuper.
D’un côté, le directeur était flatté de briller à cause de ce programme placé sous sa responsabilité. Mais de l’autre côté, il était jaloux de l’intérêt que lui manifestaient le Pharaon et le monde académique, ainsi que les délégations des pays du Sud. Et il était inquiet des polémiques et des rumeurs qui entouraient le projet de Ruetcel.
Cette histoire de vol à répétition pouvait lui attirer des ennuis. Objectivement, en quelques jours, Ruetcel avait réussi deux performances. D’abord, il avait défrayé la chronique avec cette fameuse conférence, laquelle avait déchainé des commentaires viraux, sur les réseaux sociaux, dans certains cercles de chercheurs universitaires du monde entier. Et voici maintenant que cet énergumène était la victime d’un double vol avec effraction. Et voici qu’il évoquait devant lui l’hypothèse d’une opération d’espionnage ou d’intimidation venant d’un pays ou d’un groupe de pays. C’était un comble. Car jamais un subalterne ne devrait parler en de tels termes à son supérieur hiérarchique.
Inquiet de voir évoquée devant lui l’hypothèse politique, le directeur chercha donc à minimiser l’incident. Il se rangea derrière des formules faciles. « Je vous comprends et je compatis, Ruetcel – toutes vos recherches, vos archives personnelles qui se sont volatilisées ! – et ceci deux fois de suite en une semaine de surcroit ! – c’est très désagréable ! Mais on ne sait pas, n’est-ce pas – c’est peut-être, comme le suggérait votre premier détective, un simple larcin ? Et puis, avant de parler d’espionnage, vous savez, il faut avoir des éléments de preuve, vous ne croyez-pas ?»
Ruetcel se demanda s’il manquait de courage, ce dirlo. En tout cas, il ne jouait pas franc-jeu, et il descendit d’un cran dans le respect que lui portait Ruetcel. Celui-ci décida de lui couper la parole et d’user de son humour. « Excusez-moi de vous interrompre. Un disque dur, pour le commun des mortels, normalement, eh bien, je crois que c’est toujours fidèle au poste, sur les ordinateurs. Non ? C’est un instrument de travail fiable. On peut s’appuyer dessus, c’est une sorte de roc. Comment les miens ont-ils pu disparaitre ? Ils s’évaporent ? Les disques durs s’envolent-ils ? Les disques durs sont-ils des perdrix, ou des lapins ? Des trucs que des prestidigitateurs font s’évaporer dans la nature ? Chaque semaine ? Comment vais-je travailler, moi, maintenant ? Vous ne croyez pas que quelqu’un cherche à m’en empêcher ? Et pourquoi, selon vous ?»
Voyant que Ruetcel était en passe de s’énerver, se sentant menacé par son ironie mordante, le directeur de département lui demanda de se calmer. « Je regrette, Ruetcel, mais je n’ai rien d’autre à vous proposer ni à vous dire. Je regrette autant que vous cet incident. Attendons les résultats de l’enquête. Vous pouvez vous retirer, excusez-moi : je suis en retard pour ma prochaine réunion. Ah, je voudrais tout de même encore vous dire encore ceci, Ruetcel, tenez ! Vous devriez voir quelqu’un. Quelqu’un avec qui parler, qui puisse vous entendre. Vous voyez ce que je veux dire, non ? Un thérapeute. Un psy, oui. Vous me semblez trop anxieux, Ruetcel, franchement, vraiment. Et j’ai même une idée. Si vous ne savez pas à qui vous adresser… eh bien, je peux vous proposer ceci : mon épouse, oui, mon épouse est psychiatre. Elle a un cabinet en ville, et reçoit sur rendez-vous, et elle pourrait très bien, si vous le souhaitez, vous écouter. Moi, pour l’instant, je n’ai rien d’autre à vous dire, et je suis attendu. Vous pouvez disposer. » Stupéfait par les propos de son supérieur hiérarchique, le professeur Ruetcel, proprement désarçonné, eut un accès violent de migraine.
Il resta bouche bée quelques secondes, comme assommé. Quoi ? Son boss osait suggérer qu’il avait un problème de santé mentale ? Et il essayait de fourguer son cas auprès de son épouse psy ? Incroyable. C’était proprement incroyable. Son épouse ! Comment une telle proposition avait-elle pu germer dans son esprit ?
À suivre…