Irrévérence - épisode 17 (TEXTE)
Où le lecteur et la lectrice apprécieront un dialogue et des confidences entre deux éminents professeurs
Petit rappel et Avertissement : Cet épisode est une œuvre de fiction. Tout comme l’ensemble du roman Irrévérence, le roman de l’ONU. En conséquence, toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu serait purement fortuite. Et toute référence à des faits survenus, ou bien à la chronologie des faits ici évoqués, est avenue à travers la réélaboration créative et artistique de l’auteur.
Le professeur Ruetcel avait rendez-vous pour déjeuner avec l’auguste professeur Columelson. Depuis qu’ils s’étaient rencontrés une nuit dans les couloirs de l’organisation, vidés tous les deux à trois heures du matin par un gardien courroucé, ils avaient pris quelques cafés ensemble, à l’occasion, mais ils avaient hâte de se revoir et de faire plus ample connaissance.
Depuis dix ans, Columelson travaillait à la promotion d’un traité international, accord dont il venait d’obtenir la reconnaissance officielle par l’Assemblée générale de l’Agence. C’était un homme sympathique mais susceptible, rugueux et ombrageux, intraitable et intransigeant, et qui ne prenait rien à la légère. Surtout pas la Justice, ni le Droit, ni la Science. Son traité international portait sur la gestion des ressources génétiques végétales, et cherchait à promouvoir un peu de Droit et de justice dans la distribution des bénéfices issus de leur utilisation. Au cœur du problème se trouvait, entre autres, la question, de la propriété intellectuelle sur le vivant.
- J’ai entendu parler du double vol de disque dur dont tu as été victime, Ruetcel. C’est une histoire de fous, c’est invraisemblable, il y a de quoi devenir paranoïaque ! Il faut que tu fasses attention à toi. Je suis certain, pour ce que j’entends dire, que la Science et la communauté internationale ont besoin de toi. Je ne connais que peu de chose de tes recherches, mais je sais qu’elles sont importantes. Il ne faut pas t’exposer inutilement. Moi, mes travaux scientifiques, sont derrière moi — une thèse et deux trouvailles sur l’ADN des concombres, et puis basta.
- Et maintenant, fit Ruetcel, si j’ai bien compris, ta bataille, c’est le Droit, le Droit international. Tu me dis de me protéger, Columelson… Facile à dire, vieux frère, facile. Je pensais être prudent. Je parlais hier de mon programme avec Corine de Védive — tu la connais, la responsable des Relations extérieures. Elle me disait qu’à son avis il allait y avoir du grabuge dans la maison à mon sujet. Et peut-être même « du sang sur les murs », m’a-t-elle dit… Oui, tu as bien entendu, « du sang sur les murs ». Ce n’est pas elle qui pense ça, elle m’a simplement répété des propos entendus dans les couloirs. En tout cas, certains pays et certains collègues ne vont pas me laisser dormir tranquille. Elle m’a recommandé de te demander conseil.
- Tiens donc ! Pourquoi ?
- Tu as mené ta barque en eaux troubles et difficiles, toi aussi, Columelson. Et tu l’as conduite de manière remarquable. Et tu as réussi à faire passer ton projet de traité en dépit de l’hostilité de certains pays.
- Bon. Certes. Une convention a été reconnue en Assemblée générale et elle a été signée par beaucoup de pays, mais cette guerre n’est pas finie, il faut que plus de pays la signent, cette convention, et il faut qu’elle résulte en la promulgation de législations nationales, tout ça n’est pas simple, crois-moi. Mais bon, soit, nous avons gagné une bataille, avec ce traité. Mais dis-moi, Ruetcel, avant que je puisse comprendre en quoi je pourrais t’être utile, éclaire un peu ma lanterne, s’il-te-plait. En quoi consiste ton programme à toi, quels sont tes objectifs ? J’en ai entendu parler mais je n’en sais pas grand-chose.
- Le but de ma recherche, Columelson, c’est le suivant : premièrement, réaliser une analyse de la gouvernance de l’environnement et des systèmes agraires ; et deuxièmement, fournir aux décideurs de politiques publiques des informations pour qu’ils puissent mieux prendre en compte ce qui est réellement en jeu. On est au tout début des années 2000 et à première vue, on a déjà tout dit depuis des siècles, on a tout vu et on sait tout à propos de l’agriculture, et ceci, depuis la révolution néolithique. En d’autres termes, sous le ciel il n’y a rien de nouveau. Et tout le monde s’en fout, de l’agriculture, au fond, car a priori il n’y a rien d’étonnant ni d’extraordinaire quand il s’agit d’elle, et il n’y a rien de neuf, jamais, quand il s’agit des paysans et du monde rural. La cause est entendue. On croit connaitre le film, et savoir de quoi il s’agit. Eh bien non. Voilà. Justement, non ! Il y a du nouveau !
- Voilà qui excite ma curiosité, Ruetcel !
- Ma théorie, c’est que depuis la révolution industrielle mais surtout après la deuxième guerre mondiale, l’agriculture est sous-évaluée. Je pèse mes mots: sous-évaluée. Elle est négligée, déconsidérée, sous-rémunérée. Or le monde entier est le théâtre de phénomènes récurrents et graves, et très inquiétants, où elle a directement maille à partir : le changement climatique, la dégradation de l’environnement, des sols, des eaux, de la biodiversité et des forêts, l'urbanisation sauvage et les bidonvilles, la multiplication des troubles sociaux et des conflits, etc. Et tout ceci comme je te le disais a quelque chose à voir avec l’agriculture. Et tout ceci est accompagné de la persistance au niveau mondial d’une insécurité alimentaire, d’une malnutrition et d’une misère extrêmes, et de famines, en dépit de tous les programmes qui s’acharnent à prétendre résoudre ces problèmes… Dans un monde d’abondance, un monde pléthorique en richesses qui devraient pouvoir résoudre au moins une partie de ces problèmes, de tels phénomènes nous conduisent à une question fondamentale, Columelson : est-ce que les conditions nécessaires pour un monde plus durable et plus juste ont vraiment été identifiées correctement ?
- Soit, jusque-là je peux te suivre.
- Notre problème est donc de savoir ce qui a échappé à l’analyse, ce qui n’est pas pris en compte. Nous affirmons que la palette complète de toutes les fonctions socioéconomiques et environnementales qu’assure l’agriculture au sein de la société n’a pas été bien comprise ni prise en compte. Il en résulte que notre perception et notre analyse de la réalité sont biaisées, elles souffrent d’un dramatique biais urbain.
- Jusqu’ici je te suis, Ruetcel, continue.
- Que savons-nous des fonctions de l’agriculture, mon cher Columelson ? Il y a bien entendu la croissance économique, l’alimentation et la sécurité alimentaire, et ceci est bien documenté. Soit. Cependant, en plus, l’agriculture a d’autres rôles, très importants, qui impactent les écosystèmes et les sociétés humaines dans leur ensemble, à tous les niveaux, du local au global. Pensons aux migrations, à la santé publique et à la biodiversité, etc.
- Je te suis toujours, Ruetcel.
- Tous ces rôles peuvent être considérés comme ce que les économistes appellent des « externalités » et des contributions à des biens publics. Les « externalités », ce sont des effets externes qui ne sont pas compensés par des mécanismes de marché. Une externalité présente deux caractéristiques. D'une part, elle est une retombée extérieure d'une activité principale de production ou de consommation. D'autre part, elle ne s'accompagne d'aucune contrepartie marchande, d’aucun mécanisme de prix par exemple. Par exemple, la conservation des sols, un paysage remarquable ou un festival du patrimoine culturel local sont des externalités positives de l’agriculture, tandis que la pollution aux pesticides est une externalité négative.
- Soit. Je ne suis pas économiste, mais je te suis toujours, Ruetcel.
- En matière de biens publics, ce dont nous parlons ici de sont par exemple des contributions à la biodiversité, à la résilience des écosystèmes, à la conservation des sols et de l’eau. Ou encore il s’agit de la contention du changement climatique par la séquestration du carbone dans le sol.
- Entendu. Et donc ?
- Donc, ce que nous disons, c’est que toutes ces fonctions non marchandes de l’agriculture ont une importance primordiale et décisive face aux défis auxquels l’humanité est aujourd’hui confrontée. Et pourtant, ces rôles sont pour la plupart négligés, ou complétement oubliés, ou bien pris à la légère au sein des politiques et des efforts de développement. Bref, Columelson, l’agriculture est au centre du problème de la viabilité de ce que nous faisons aujourd’hui sur notre planète. Il y a une phrase magnifique de Xénophon, à ce sujet. Cela date de 400 avant J.C, mais c’est toujours vrai. Dans son traité l’Économique, il nous dit : « L'agriculture est la mère de tous les arts : lorsqu'elle est bien conduite, tous les autres arts prospèrent ; mais lorsqu'elle est négligée, tous les autres arts déclinent, sur terre comme sur mer ».
- Admirable citation en effet que cette phrase de Xénophon, Ruetcel ! Je crois comprendre où tu veux en venir. Si je comprends bien, tu mènes des études de cas à l’échelle de la planète entière, sur tous les continents, pour renforcer le bien-fondé de ce que tu avances…
- Exactement. Nous étudions tout cela au niveau de plus de la moitié du paysannat mondial. Toutes nos équipes sont pluridisciplinaires, elles allient économie de l’environnement, sociologie, anthropologie, agronomie et sciences politiques et bien entendu économie du bien-être. Elles appliquent la même méthodologie pour documenter, partout, quantitativement et qualitativement, ce dont je viens de te parler, et obtenir des résultats comparables et cumulables.
- Tu ouvres de nouvelles frontières en matière économique, et c’est cela qui t’a valu le prix Leontief. Ces externalités, et ces contributions à des biens publics, ce sont des « non-market goods and services », en quelque sorte.
- C’est bien cela, tu as compris, Columelson. Il s’agit de l’économie non-marchande, de l’économie hors du marché.
- Et ceci tandis que les crises financières et environnementales se succèdent et s’aggravent… Et en face de toi, il y a tant et tant de théories mainstream non vérifiées empiriquement… Alors que toi, tu disposes d’un formidable capital d’évidence – et tu as mis la Chine dans ta poche, en plus, et ceci à l’heure où les Chinois adhèrent à l’Organisation mondiale du commerce ! Et tu t’étonnes, Ruetcel, tu t’étonnes qu’on sabote ton ordinateur, et qu’on te pique tes données et tes disques durs ? Tu ne voies pas que c’est un véritable tsunami de jalousies et d’inquiétudes, que tu déclenches là ? Ce que tu mets en lumière questionne presque tous les grands classiques de l’économie et de la sociologie ! Et ça remet en cause ce que font presque tous nos collègues économistes !
- Je ne voyais pas le danger venir. Je crois à la force des idées, et qu’elles peuvent triompher, et qu’elles triomphent très souvent, et heureusement, d’ailleurs. Toi aussi tu as des idées qui dérangent. Ton traité international, tu as réussi à ce qu’il soit reconnu sur la place publique, non ? Comment as-tu fait ? Comment fais-tu, toi ?
- Mon traité porte sur les ressources génétiques, comme tu le sais, Ruetcel, je suis généticien. J’ai terminé mes études et mon PhD à Berkeley, où j’enseigne encore aujourd’hui. Écoute-moi bien, j’ai deux choses à te dire : premièrement, les agences onusiennes ne sont pas des universités ni des instituts de recherche. Ce sont des lieux de débat, chacune est un forum spécialisé sur un thème, un forum unique en son genre, où se confrontent les savoirs et les idées du monde entier. Ceci en fait une sorte de laboratoire d’idées nouvelles. Ce que tu fais toi, avec ton programme, cela dérange parce que tu boostes cette fonction de laboratoire au-delà de ce que les gens ont l’habitude de voir. Deuxièmement, tu devrais ajuster ta méthode. Là, ton focus, ton obsession, c’est d’alimenter un discours à contre-courant du mainstream. Tes conjectures et tes résultats sont admirables, vraiment, je te tire mon chapeau, et ce que je fais se trouve d’ailleurs en parfaite affinité avec ta vision. Mais moi, mon approche n’aspire pas à produire des conclusions scientifiques, ni des papiers pour revues à comité de lecture, non !
- Ta méthode à toi, quelle est elle ?
- Je cherche à produire du Droit, du Droit international. Parce que c’est cela la vraie nature de l’Onu et de ses agences : façonner, par consensus, des normes, des règles sur différents thèmes. J’observe, Ruetcel, que d’un point de vue juridique, eh bien, tes recherches, c’est de l’éphémère, c’est du profane en quelque sorte. En d’autres termes, ici à l’Onu, c’est le Droit qui est sacré. La recherche précède et accompagne le Droit, elle est profane, si tu veux. L’Onu est par excellence le temple de la plupart des grands accords internationaux — toute une myriade de pactes, de conventions, etc. Elle en est la gardienne. Chacun de ces accords y est cultivé et vénéré, protégé. Et tout ce qui tourne autour en réalité est secondaire, et perçu comme une application et une mise en œuvre du droit : assistance technique, recherches sur les meilleures pratiques, débats théoriques, appui aux politiques publiques, etc. Le noyau dur, c’est la Cour pénale internationale et les Déclaration universelle des droits de l’homme.
- Et donc, Columelson, qu’en conclus-tu ?
- J’en conclus que le but de notre agence ce n’est pas de faire de la recherche, mais des bilans des connaissances et d’être un forum entre spécialistes du monde entier pour générer des normes et des accords internationaux, et du Droit.
- Je te suis, Columelson. Mais dis-moi dans ton cas, comment as-tu réussi à promouvoir ton traité ?
- Cela a été terrible, Ruetcel. Tu n’as pas idée de ce par quoi je suis passé ! Je pèse mes mots : tu ’en as aucune idée. Les USA et l’Europe y étaient tellement opposés ! Écoute-moi bien.
- Vas-y, je suis tout ouïe !
- La première année que j’ai visité cette agence, pour sonder le terrain, il y a douzaine d’années, j’ai discuté avec les conseillers scientifiques de toutes les principales ambassades. Beaucoup m’ont regardé de haut, avec une morgue et un mépris dont tu n’as pas idée. Quoi ? Une régulation internationale, encore ? Ils se sont foutus de moi. Je me suis convaincu que le seul moyen de faire avancer mes affaires, c’était de changer mon approche. Et de boycotter complètement ce genre d’interlocuteur. J’ai trouvé un financement de mon pays pour un poste de conseiller scientifique, et ensuite, j’ai travaillé exclusivement avec les amis de mes idées. Comme par hasard, tous les pays en développement étaient intéressés. Et au lieu de faire tout en plein jour, accessible à tout le monde, je n’ai fait que des réunions officieuses et informelles, avec mes amis, sans même en avertir mon chef.
- Intéressant. La première chose qui est enseignée à tous ceux qui entrent dans cette boite, c’est pourtant la transparence, et la subordination au chef. Et toi, d’emblée, tu n’as pas respecté ces règles. Étonnant.
- C’était la seule méthode possible. Alors j’ai organisé des réunions discrètes, en petit comité. Souvent cela se passait chez moi, ou bien dans des salles privées de restaurants, pour que cela ne se voie pas. Des dîners amicaux avec quelques représentants de quelques pays, quelques experts acquis à la cause. Bref, c’était un petit noyau convivial et dur pour des séances de travail confidentielles, pour ne pas dire clandestines. Rien ne sortait de notre cercle restreint. Même les gouvernements des ambassadeurs qui participaient à ce petit groupe, au début, n’étaient pas informés. Je présentais cela aux nouveaux qui nous rejoignaient comme un travail d’échange d’idées, d’exploration et de recherche d’affinités. Autour de l’idée qu’il fallait un traité pour empêcher les grandes firmes de produits pharmaceutiques, les compagnies multinationales de semences et d’agro-chimie, et d’agroalimentaire de s’approprier abusivement de tout le patrimoine génétique de la planète.
- Je vois, Columelson. Vaste programme aussi que le tien !
- Effectivement. Les gènes, c’est un Common, et ce à quoi on assiste depuis des décennies, c’est à une appropriation rapide et abusive de ces biens communs par quelques firmes et quelques pays cupides et sans scrupules. C’est une sorte de far west, en somme, une guerre de cow-boys. Et ils placent des barbelés sur la prairie, c’est à qui prend le plus gros morceau de prairie, en quelque sorte. Sauf que là, il s’agit du trésor génétique de la nature… Et donc ce qui est en question c’est directement la brevetabilité du vivant. Bref : nous voulions réguler cela, et empêcher ces abus. Et ce que nous voulions aussi, c’était protéger les gardiens de la biodiversité planétaire, c’est-à-dire les agriculteurs et les peuples indigènes. Ce sont eux qui connaissent en première instance les ressources génétiques végétales dont il s’agit ici. Ils les protègent, les conservent, les sélectionnent et nous les transmettent de génération en génération depuis des millénaires. Nous voulions faire en sorte que ce travail de conservation et de sélection soit reconnu, et récompensé, et donc rémunéré. Bref, si une multinationale utilise le gène A ou B issu de telle variété de quinoa pour produire des semences commerciales améliorées ou bien un nouveau médicament, eh bien, l’idée est que cette firme doit payer des royalties à la population du site dont ce gène est originaire. Car ces gens-là ont historiquement un droit sur cette variété en raison de leur travail physique et intellectuel de gardiennage, de protection et de connaissance empirique des propriétés de ces ressources .
- Et vous êtes arrivés à un tel résultat ?
- Absolument ! Ces royalties sont prévues comme « droit des paysans » à l’article 9 du traité.
- Chapeau ! C’est prodigieux ! Quel tour de force !
- Maintenant, laisse-moi te raconter comment nous avons procédé. Notre texte a commencé à prendre forme sur le papier, nous rédigions des articles et les mettions en commun, c’était vraiment un travail collectif. Et grâce à un conseiller juriste international, notre texte a commencé à prendre forme sur une base technique, scientifique et juridique vraiment robuste. Alors notre groupe a gagné de l’ampleur. Le buzz, le bouche-à oreille chez les non-alignés a fonctionné. Le cercle confidentiel des ambassadeurs des pays qui étaient prêts à le soutenir a commencé à s’élargir. On est arrivés à cinquante, puis à soixante ambassadeurs intéressés. Mais attention, rien, absolument rien de tout cela n’a transpiré, tout s’est passé complètement à l’insu de notre hiérarchie onusienne et aussi à l’insu des pays industrialisés, ceux de l’OCDE.
- C’est incroyable, ce que vous avez fait là, Columelson ! Mais comment as-tu fait pour maintenir tout ça confidentiel ? Comment avez-vous pu faire ce genre de travail de manière aussi strictement secrète ?
- C’est simple : j’ai imposé quelques règles, au début, et toutes les personnes qui ont participé à cette initiative se sont engagées à les respecter, à ne rien divulguer, en aucune manière. Chacun de nous, également, s’engageait à ne prendre absolument aucun risque de fuite d’aucune sorte. Rien de relatif à ce projet n’a transité, jamais, par des correspondances officielles, ou par des e-mails professionnels, ou même par des coups de téléphone qui auraient utilisé les lignes onusiennes de l’agence, ou bien celles des ambassades. Résultat : tout s’est passé par des circuits exclusivement individuels, privés, personnels. Il fallait qu’aucun pays de l’OCDE et qu’aucune firme internationale concernée ne soit au courant.
- Quel suspense, Ruetcel ! Et alors ?
- Alors, quand on a atteint la masse critique de soixante ambassadeurs, et lorsque nous fûmes tous confiants dans la faisabilité de ce traité, nous avons déclenché la phase deux : réunir formellement les gouvernements des pays intéressés lors d’une rencontre que nous avons organisée avec leur soutien à l’extérieur de l’enceinte de l’Organisation. Ils ont financé intégralement cet évènement, ils étaient enthousiastes non seulement de la substance du traité qu’on leur proposait, mais aussi du fait que tout cela s’était concocté dans le dos des pays industrialisés et de la bureaucratie onusienne.
- Et ensuite ?
- Il fallait que ce projet de traité soit introduit dans les débats des instances dirigeantes de l’Agence, c’était notre troisième étape. Certains délégués des groupes africain, asiatique et latinoaméricain se sont fait porteurs du projet et leurs délégués ont pris la parole pendant les sessions du Comité des programmes et les réunions de diverses Commissions techniques. Les ambassadeurs des pays industrialisés se moquaient de leurs propositions, mais ils ignoraient qu’une masse critique de pays était déjà réunie. Et c’est comme cela que le projet a pris forme publiquement, et qu’il est devenu visible. D’abord au niveau du Conseil d’administration et ensuite, finalement, durant l’Assemblée générale. Tout ceci, tu l’imagines bien, au grand dam des pays de l’OCDE.
- Mais, Columelson, dis-moi quelles sont les règles du jeu ? Comment avez-vous fait avec seulement soixante pays pour que ce projet de traité soit finalement approuvé ?
- Pour qu’un traité international voie le jour, et pour qu’il soit reconnu par une agence onusienne et finalement par le secrétariat de l’Onu, il suffit que soixante membres l’approuvent ! C’est stipulé dans les textes juridiques fondamentaux de notre Organisation. Au début, un traité international onusien peut ainsi n’avoir que soixante signatures parmi les 193 pays membres. Sa valeur n’en est pas moins reconnue par l’Assemblée générale, et il peut entrer en vigueur. C’est ainsi par exemple que peuvent prendre forme des traités régionaux, qui ne concernent que les pays d’un continent. Nous, on les avait, ces soixante pays. Le tour était donc joué. Il y a eu un vote à l’Assemblée générale, la reconnaissance de notre projet de traité a été approuvée par une majorité écrasante, et il a été immédiatement signé par soixante pays !
- Quelle histoire, Columelson, mais quelle histoire tu me racontes là !
- Ce fut un triomphe. Notre directeur général était fou de joie, il exultait, littéralement. Tu aurais dû voir sa trombine ! Et maintenant, bien entendu, les Saxophones sont furieux. Le traité existe. L’Europe et les Américains ne veulent rien savoir et ils broient du noir. Ils refusent d’y souscrire, ils essayent d’empêcher qu’il ne fasse pas plus tache d’huile. Mais de nouveaux pays, déjà, y souscrivent. Et puis, je ne désespère pas, ils y viendront, tu verras, je parie que tôt ou tard les USA finiront eux aussi par le signer, parce qu’ils ne pourront pas rester à l’écart de certaines des règles sans porter atteinte à leurs propres intérêts.
- Bravo, c’est remarquable, Columelson. Je te tire mon chapeau.
- Bref, tu vois, Ruetcel : c’est sans doute un peu comme cela que tu aurais dû t’y prendre, toi, avec ton projet. Et c’est pour cela, je le comprends maintenant, que Corine t’a recommandé de te rapprocher de moi.
- Dans mon affaire à moi, Columelson, tout est sur la table, tout s’est fait au grand jour. Et les Saxophones me rendent la vie impossible.
- Ruetcel : toi, tu es dans la zone de conflit, de guerre ouverte, tu fais des opérations d’avant-garde, tu anticipes, mais tu t’avances en terrain découvert. Tu vas très vite, mais tu es un aventurier, tu vis ton aventure scientifique comme une opération de commando. Take care, brother, take care. Ce que tu fais sera reconnu dans vingt ou trente ans, si ce n’est pas reconnu aujourd’hui. En tout cas, tu peux compter sur mon appui, ma porte sera toujours ouverte pour toi.
- Ton amitié m’est précieuse, Columelson ! Je ne crois pas que je puisse utiliser tes méthodes, au point où j’en suis. Mais, au moins, tu me donnes une belle leçon de prudence. À demain !
À suivre…
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