Irrévérence - épisode 18 (TEXTE)
Où les lecteurs et les lectrices assistent à une crise au sein d'un conseil d’administration onusien
Petit rappel et Avertissement : Cet épisode est une œuvre de fiction. Tout comme l’ensemble du roman Irrévérence, le roman de l’ONU. En conséquence, toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu serait purement fortuite. Et toute référence à des faits survenus, ou bien à la chronologie des faits ici évoqués, est avenue à travers la réélaboration créative et artistique de l’auteur.
La réunion du conseil d’administration était sur le point de débuter et les représentants de ses cinquante délégations se pressaient dans la grande salle. Les discussions préliminaires avaient été tendues, et des désaccords étaient en vue.
La présidente du conseil était une jeune femme yéménite que la couverture du Time avait sacrée personnalité de l’année en raison de ses combats pour les femmes arabes. Alors qu’elle s'apprêtait à ouvrir la session, le délégué de l'Australie se leva d'un air solennel. Il prit la parole haut et fort et accusa le secrétariat de mauvaise gouvernance. Il affirma qu'un programme existait au sein de l’agence alors que, selon une décision de l'assemblée générale, il n’aurait pas dû voir le jour. Il s’agissait du programme du Professeur Ruetcel.
Les autres délégués furent surpris par cette accusation, et la salle s’emplit de murmures et de chuchotements. Certains délégués semblaient perplexes, d’autres choqués, beaucoup s'engageaient dans des échanges houleux.
“ Comment se fait-il que ce programme puisse simplement exister ? ” continuait le délégué de l’Australie. “Ceci est une violation de la résolution qui interdit le financement de recherches de ce type ” ajouta-t-il en forçant la voix. “ L’assemblée générale de cette organisation a décidé il y a deux ans que la maison ne devrait jamais rien entreprendre sur ce sujet ! Il y a bel et bien un problème de gouvernance, ici, un manque de respect grave des engagements pris ! Et cette organisation octroie des millions de dollars et emploie des centaines de chercheurs pour travailler sur ce programme ! Madame la Présidente, Excellences, Mesdames et Messieurs, l’Australie exige des explications de la direction générale ! Si elle n’obtient pas de réponse satisfaisante, l’Australie demandera le démantèlement immédiat de cette initiative ! ”
La présidente, un peu désorientée par cette prise de parole intempestive, tenta de ramener le calme en frappant de son maillet contre son socle.
Les délégués, cependant, haussaient le ton. Les amis saxophones de l’Australien et les partisans du programme de Ruetcel se prirent à partie avec véhémence. Des accusations fusaient et la salle résonnait du vacarme de voix en colère. Il eut des échanges d’insultes et des menaces voilées.
La présidente imposa finalement le silence. Elle déclara la séance ouverte, puis annonça la procédure qu’elle suivrait : écouter les parties concernées puis chercher une médiation. Elle invita le haut-fonctionnaire représentant le secrétariat — qui ce jour-là n’était autre que Corine de Védive — à apporter des clarifications sur le programme incriminé. Corine, qui avait en mémoire sa discussion récente avec Ruetcel, décrivit ses recherches comme stratégiques pour atténuer la pauvreté et la faim, et faire face, plus efficacement, au changement climatique et à la dégradation des ressources naturelles. Elle nia toute violation de la résolution de l'assemblée générale à laquelle faisait référence l’Australie. Elle souligna que les travaux de l’équipe de Ruetcel étaient exempts des ambiguïtés scientifiques qui avaient conduit à cette résolution.
L’Australien demanda la parole et réitéra sa position. Il demanda que ce soit le directeur général lui-même — et non pas sa représentante, madame de Védive — qui réponde aux questions qu’il avait soulevées. La tension montait dans la salle. La nouvelle ambassadrice des États-Unis, Ms. Lisa Clark, alias Pitbull Panzer, demanda la parole. Il se fit soudain un grand silence pour l’écouter. « Madame la Présidente, les USA que je représente découvrent avec stupeur la situation révoltante que dénonce l’honorable représentant de l’Australie. Nous nous associons à son exigence de clarifications immédiates du directeur lui-même. Mon gouvernement demandera, si nécessaire, que soit formée une commission d’enquête sur ce sujet. » La claque des ambassadeurs anglo-saxons salua sa déclaration énergique, mais ces applaudissements furent vite recouverts par des huées de représentants de pays de l’Europe et du Moyen-Orient.
Plusieurs délégués expérimentés demandèrent alors la parole, et ils proposèrent à la présidente une médiation. Ils suggérèrent d’inviter la représentante du secrétariat, madame de Védive, et le représentant de l'Australie à une réunion privée pour discuter de la situation de manière plus constructive. Corine de Védive, quant à elle, demanda à la présidente de pouvoir se retirer pour s’entretenir avec le directeur général. La présidente annonça une suspension de séance pour permettre aux parties concernées de réfléchir à la manière de résoudre leur différend.
Le Pharaon — alias le directeur général — avait suivi la séance d’ouverture du conseil depuis son bureau en retransmission vidéo. Il attendait donc Corine et l’écouta, puis il demanda à son directeur de cabinet Ali de convoquer d’urgence un état-major de crise comprenant son économiste en chef — le boss de Ruetcel — et les autres directeurs de département. Ils formulèrent, ensemble, une réponse diplomatique mais claire aux questions de l’Australie. Le directeur promettait que toute la lumière serait faite. Le secrétariat n’avait en rien violé, à sa connaissance, la résolution de l’assemblée générale prise deux ans plus tôt, bien au contraire. Il avait veillé, strictement, à ce qu’aucun projet de l’organisation n’utilise les concepts polémiques qui avaient conduit l’assemblée générale à la résolution invoquée. Le directeur général se permettait d’attirer l’attention des ambassadeurs et ambassadrices — et de tous les honorables autres membres des délégations nationales — sur le fait que les travaux du professeur Ruetcel s’appuyaient sur des méthodes rigoureuses. Il souligna que l’équipe interdisciplinaire du Professeur Ruetcel mobilisait des experts de très haut niveau dont plusieurs sommités mondiales. Pour conclure, il annonçait qu’il considèrerait avec la plus grande attention la marche à suivre que la présidente du conseil lui recommanderait.
Un peu plus tard, lors de la réunion en comité restreint organisée par les délégués qui avaient offert leur médiation, un compromis fut atteint entre Corine de Védive et le délégué australien. Un groupe d'experts neutres et indépendants serait désigné pour examiner la conformité du programme litigieux avec la résolution susmentionnée. Leur rapport d’évaluation serait présenté pour examen et action ultérieure lors des prochaines sessions du conseil, puis de l’assemblée générale.
De retour à la séance du conseil, les délégués furent informés de la réponse du Pharaon — que leur lut Corine de Védive — ainsi que de l'accord trouvé en coulisses entre le secrétariat et l’Australie, dont la présidente donna lecture.
Certains représentants exprimèrent des réserves, mais la majorité accueillit favorablement cette proposition d’accord. La présidente du conseil salua ce dénouement. Corine de Védive et le représentant de l’Australie échangèrent une poignée de main sous les applaudissements de la salle. La réunion du conseil put alors reprendre son cours selon son ordre du jour.
Ce soir-là, un comité de rédaction d’une dizaine de délégués se réunit à huis clos pour rédiger le compte-rendu des débats de la journée. Ils devaient résumer en quelques lignes la teneur des interventions relatives à chacun des points abordés, et leur rapport serait soumis à un vote le lendemain en réunion plénière.
Ce petit comité fut le théâtre d’une foire d’empoigne furieuse entre ses membres. Il était déjà vingt-trois heures quand l’Australie et la Nouvelle Zélande en vinrent presque aux mains avec la Suisse et la Norvège. Ils avaient abandonné toute courtoisie. Ils se coupaient la parole, haussaient le ton, et s’accusaient réciproquement de manipulation et de malhonnêteté. Les deux bords étaient indignés, outragés, et à trois heures du matin, ils n’avaient pas fini leurs travaux. En fin de compte, de guerre lasse, ils adoptèrent à l’aube un paragraphe de cinq lignes qui minimisait l’incident et stipulait la décision selon laquelle le programme du professeur Ruetcel serait évalué par un comité d’experts, lequel examinerait, en particulier, sa conformité avec les résolutions de l’assemblée générale.
Le lendemain matin, en lisant ce compte-rendu, Ruetcel pensa que c’était un assez bon résultat, au fond. Il avait craint bien pire. Au bout du compte, il devrait simplement faire face à une mission d’évaluation. Il se sentait prêt pour cela, il n’avait rien à en redouter. Mais cependant il était très inquiet, fragilisé, et se sentait douloureusement menacé. Il avait été attaqué, nommément, par les représentants d’une douzaine de pays parmi les plus puissants de la planète.
Il songea qu’il serait désormais traité avec la plus grande méfiance par sa direction générale. Et il se demandait ce que deviendraient ses relations avec son boss, l’économiste en chef : sans doute ne seraient-elles pas faciles ni gaies… Celui-ci ne l’avait-il pas déjà catalogué comme psychopathe, un cinglé qui avait besoin de se faire soigner ? Et par sa propre femme, de surcroît ?
Corine lui téléphona pour prendre de ses nouvelles.
- Merci de m’appeler, Corine…Justement, je pensais à toi. On m’a raconté que pendant la réunion du drafting committee d’hier soir les délégués de l’Australie et de la Nouvelle Zélande en sont venus aux mains avec les représentants de la Suisse et de la Norvège …
- Effectivement, Ruetcel, ce fut épique ! Comment vas-tu, comment prends-tu la chose ?
- Écoute, Corine, ça va, je n’ai pas très bien dormi. Mais dans l’ensemble je dirais que ça va bien, j’encaisse le coup, Merci pour ce que tu as dit hier de mon travail et pour ce que tu as fait pour limiter les dégâts.
- Je t’en prie, Ruetcel. Je regrette de n’avoir pas fait mieux ! Dis-moi, pourquoi, selon toi, se déchaînent-ils ainsi contre ces quelques idées ? Pourquoi montrent-ils cette agressivité furieuse ?
- Regarde ce qui est en train de se passer sur les marchés mondiaux des céréales et de la viande, Corine !
- Que veux-tu dire, Ruetcel ?
- Ce qui est en jeu, ce sont des centaines de milliards de dollars par an, Corine. Cherche un papier récent sur l’Australie dans The Economist. Les conditions naturelles de sol et de climat, les transports maritimes et la technologie de l’Australie lui donnent un avantage commercial phénoménal en matière d’exportations alimentaires, avec des coûts de production si bas qu’ils peuvent mettre en pièces toute la concurrence. Je te donne un exemple. Elle peut inonder toute l’Inde du sud et orientale avec son blé et son mouton, par exemple. Si l’Inde abaisse encore un peu sa protection douanière, c’est un pactole pour l’Australie : ses exportations et son PIB agricole explosent, et sa croissance s’envole… Par contre, si les indiens maintiennent leurs tarifs douaniers, c’est un manque à gagner terrible pour eux. Tu me suis, Corine ?
- Et alors ?
- Ma théorie remet en cause radicalement le dogme du libre-échange en matière agricole et alimentaire, non ? Elle considère qu’il s’agit d’une mode, laquelle passera, comme passent toutes les modes. Tu oublies ce dont je me suis fait l’avocat urbi et orbi depuis des années ?
- De quoi veux-tu parler ?
- Mais de l’exception agricole, Corine, sacré nom ! J’ai prêché dans des dizaines d’articles et de conférences qu’il faut que l’Organisation mondiale du commerce remette sur l’établi le cas des marchés agricoles et alimentaires. Qu’il faut envisager sérieusement de promouvoir une exception agricole, comme il y a une exception culturelle au sein des accords mondiaux de libre-échange ! Pour la culture, les gouvernements sont libres de mettre en place des politiques de soutien, des subventions et des taxes s’ils le veulent, sans que l’Organisation mondiale du commerce ait à y redire. Et c’est ainsi que le cinéma peut encore vivre et prospérer en Europe et dans le monde entier face au rouleau compresseur de Hollywood, par exemple.
- Excuse-moi, je n’avais pas compris ça. Je t’écoute, poursuis je t’en prie.
- Une exception agricole à l’OMC permettrait — si elle est bien conçue — de protéger et de faire prospérer les petites agricultures paysannes vertueuses et les productions alimentaires de qualité, tout en assurant leur compatibilité avec la protection de l’environnement et en réduisant la faim et la pauvreté extrême dans le monde. Et aussi, ne l’oublions pas, pour lutter contre le changement climatique. Correct ?
- Correct, Ruetcel, je te suis.
- Et donc, l’Australie a tout à gagner ! Elle a tout à gagner à ce que jamais, ô grand jamais — je dis bien jamais, ô grand jamais — une telle exception agricole puisse voir le jour. Et donc ceci t’explique le comportement des délégués australiens dans les réunions internationales, sacré nom ! Nous parlons d’un manque à gagner qui peut atteindre plusieurs dizaines, voir plusieurs centaines de milliards de dollars par an. Ils ont carte blanche de leur gouvernement pour défendre ce bifteck-là.
- Changeons de sujet, Ruetcel. On s’arrête-là pour aujourd’hui sur ce sujet ? D’accord ?
- D’accord, Corine.
- Que dirais-tu d’aller au cinéma ce soir, maintenant ?
- Que me proposes-tu ?
- Il y a Eyes wide shut, de Kubrick, au cinéma Instrastevere, ça te dirait ? Je crois que ça parle de personnes ingénues, un peu naïves. Des personnes qui refusent de voir quelque chose qui est pourtant exposé à la vue de tous, comme en plein jour, parfaitement visible et évident.
- Intéressant !
- Il y a des gens qui sont aveugles et ne veulent pas voir certains faits à cause d’idées préconçues et de tabous. Ils refusent de voir ce qui est en face d’eux. Ils sont victimes de censures, mais aussi de leur autosuggestion.
- Amusant ! Mais nous sommes tous un peu comme cela, non ? Et ça s’applique à la conversation que nous venons d’avoir sur les négociations internationales.
- Oui, mon cher ! Et aussi à notre sexualité. Parce que ça s’applique à notre manière de vouloir ‘voir’ — ou de ne pas vouloir ‘voir’ — les fantasmes sexuels qui nous troublent. Bref, mon chéri, ce film est exactement ce dont nous avons besoin, là, tout de suite, toi et moi. Cela nous concerne, je dirais. Je crois. Non ?
À suivre…
Merci d'avoir lu cet épisode d’Irrévérence — le roman de l’ONU.
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