Petit rappel et Avertissement : Cet épisode est une œuvre de fiction. Tout comme l’ensemble du roman Irrévérence. En conséquence, toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu serait purement fortuite. Et toute référence à des faits survenus, ou bien à la chronologie des faits ici évoqués, est avenue à travers la réélaboration créative et artistique de l’auteur.
« N’essayez pas de sauver le monde », lui avait-on dit quand il avait pris ses fonctions dix ans plus tôt. Le directeur de département qui l’avait ainsi mis en garde lui avait inspiré de la pitié, il s’en souvenait. Columelson songea avec fierté à tout le travail qu’il avait abattu depuis. Il n’avait pas sauvé la planète, bien sûr, mais ce qu’il avait fait pouvait peut-être, d’une certaine manière, y contribuer un peu. Ce n’était pas lui qui l’affirmait, mais ses collègues, ses pairs, la presse spécialisée et la communauté scientifique internationale. Et le Herald Tribune, aussi, qui lui avait consacré quelques semaines plus tôt une bonne demi page.
Columelson était-il un visionnaire ? Un forcené, certainement. Il avait choisi, à un certain point de son existence, de s’investir tout entier, comme citoyen du monde, dans les affaires politiques internationales, jugeant que les hommes avaient foutu un tel bordel sur leur planète qu’il fallait essayer d’y mettre un peu d’ordre, d’urgence, pour la sauver du désastre. Il avait donc mis en sommeil sa brillante carrière universitaire de généticien à Berkeley, n’y donnant plus que quelques rares cours.
Et il s’était résolument immergé dans le travail concret et juridique de l’Onu avec l’espoir qu’il pourrait y faire bouger quelques lignes, acceptant la perspective de s’y gripper la cervelle à force de tâches prosaïques et de compromissions avec la bureaucratie.
Attelé ce matin-là, dans son bureau, à la rédaction d’une note pour le Pharaon, son directeur, Columelson buvait une grande rasade d’eau pétillante. Pour expliquer la situation à son boss, il devait se rafraîchir le gosier et les idées.
Il s’était battu pendant plus de dix ans, et un traité international sur les ressources génétiques avait vu le jour, approuvé par l’assemblée générale. Mais ceci n’était à ses yeux qu’une première étape dans un long parcours. Tant de choses restaient à faire, car la gestion du patrimoine génétique planétaire devait à son avis relever d’autorités internationales indépendantes et neutres, super partes. Il fallait impérativement développer la bioéthique dans l’enceinte des Nations unies, afin d’empêcher que la biodiversité ne soit privatisée et que la « brevetabilité » du vivant et sa maîtrise ne deviennent la chasse gardée de quelques grandes firmes privées et de quelques nations industrialisées. Il était temps, encore, de créer des textes régulateurs pour protéger, parmi les immenses ressources du métagénome terrien, celles qui n’avaient pas encore fait l’objet de piraterie et d’appropriation abusive. Bref, il était urgent de poursuivre la mise en place de mécanismes d’arbitrage, d’équité, de précaution et de contrôle pour l’administration de ce patrimoine commun. Selon Columelson il convenait que soit maintenant adopté, dans un premier temps, un Code international de Conduite, dont certains aspects seraient ensuite déclinés en de nouveaux traités contraignants.
En outre, dans sa note, Columelson tenait à attirer l’attention de son directeur sur un autre projet qu’il avait à cœur de promouvoir, touchant celui-ci aux droits des paysans comme droits humains et universels. Il enjoignait son directeur général d’approcher le Conseil des droits de l’homme à New York pour que soit constitué un groupe de travail intergouvernemental chargé de rédiger un projet de Déclaration sur les droits des paysans, en vue de son approbation par l’assemblée générale de l’Onu. Ce texte devrait fournir une référence juridique universelle pour protéger les paysanneries du monde – y compris les peuples indigènes – contre les abus et les violations multiples dont ils étaient victimes. Un tel outil serait une arme contre les États peu scrupuleux pour aménager leurs territoires, par exemple, ou contre des sociétés d’exploitations minières, pétrolières, forestières, immobilières ou agroalimentaires, etc. Il joignait à sa note, en annexe, un avant-projet de déclaration couvrant les droits des paysans à la nature, à la biodiversité, à l’eau, aux terres et aux semences, ainsi que tous leurs autres droits, qu’il soient civiques, politiques, économiques ou sociaux. Il soulignait, à l’attention du Pharaon, qu’il avait fait de cette cause, la défense des paysans contre les abus, sa raison d’être et sa passion.
Il avait déjà terminé une quinzaine de pages manuscrites serrées et il s’apprêtait à transcrire le tout sur son ordinateur quand il fut pris d’un malaise. Il porta la main à son cœur qui s’emballait. Il chercha nerveusement dans ses poches de veston, de pantalon, la petite boîte de ses pilules qui l’aidaient à faire face à ses insuffisances cardiaques. Il la trouve et la pose sur son bureau, devant lui, mais sa vue se trouble, ses doigts hésitent et ne lui obéissent plus, tandis que son pouls s’accélère et qu’un tremblement violent agite ses mains.
Devant ses yeux injectés de sang dansent une demi-douzaine de gélules rouges. Il en approche ses doigts. De toute sa volonté, il essaie de contenir leur tremblement, mais l’entreprise est difficile. L’univers autour de lui bascule, et il est pris de vertige. Il saisit enfin un cachet entre son pouce et son index et le glisse sous sa langue. Le souffle court, besogneux, il essaie d’avaler une gorgée au goulot de sa bouteille d’eau. Un spasme lui soulève le ventre, une envie soudaine de vomir. Une secousse nerveuse agite violemment tout son corps, et un flot de salive lui vient aux lèvres, qu’il crache sur ses dossiers, courbé de douleur. Le cachet qu’il avait essayé d’avaler est là, sur le papier, tache rouge au milieu d’une auréole de salive rose. Il a échoué.
Le tremblement se calme. Il se renverse en arrière, reprend son souffle. Il se ressaisit, crispé, tendu de tout son être, il parvient enfin à coincer un nouveau comprimé entre ses doigts et à l’absorber. Boire, boire une nouvelle gorgée, encore, dans un dernier effort, et déglutir. Hideuse grimace… Il s’adosse à son siège. Il ferme les yeux, et soupire.
Dans sa cage thoracique, son cœur désordonné continue de battre la chamade. Trop vite et trop fort. Sa vue se trouble et un étrange bourdonnement emplit ses oreilles. Il s’efforce d’écouter ce cœur complètement déréglé qui lui fait mal et ce vrombissement qui résonne sous son crâne. Il tremble, ses mains tremblent, ses bras, ses épaules tremblent. Puis ce sont ses jambes qui tremblent à leur tour, en phase avec ses bras, ses mains et ses épaules, et cet épouvantable tremblement gagne son bassin, son thorax. Puis une explosion sourde secoue soudain sa poitrine, une brûlure violente enflamme son thorax. Il s’affaisse sur son fauteuil. Son cœur est incandescent.
Une secrétaire de passage l’aperçoit par la porte ouverte affalé sur sa table de travail. Elle pousse un cri et se précipite, constate qu’il a sans doute une attaque et sort dans le corridor en hurlant un appel à l’aide.
Un médecin pratique maintenant sur lui un vigoureux massage cardiaque. Pendant un dix minutes, il lui déforme le thorax. Des brancardiers arrivent. Perfusion, couverture, couloirs, ascenseur. Ambulance. Masque à oxygène. Hôpital. Urgences.
Columelson écoute ces ombres qui murmurent autour de lui, qui s’agitent au-dessus de son corps et prononcent de confuses paroles… Il négligeait sa santé, son alimentation, son sommeil, dit quelqu’un. C’était un original, un excentrique… Un personnage extravagant, dit quelqu’un d’autre. Cardiaque, il souffrait d’un ulcère et de surmenage... Depuis quelques temps, expliquait sa secrétaire, il lui arrivait de perdre connaissance et il souffrait de nausées, de vomissements, et perdait ses cheveux. Il avait reçu des lettres de menaces… Il s’attaquait aux compagnies productrices de semences, à leurs trafics sur les gènes, aux big pharma… Il avait confié à quelques amis qu’il avait peur d’un empoisonnement. Certains de ses symptômes, en effet, pouvaient ressembler à ceux que peuvent provoquer quelques microgrammes de polonium 216 versés dans des tasses de thé.
Le professeur Columelson sombre dans le coma et il est envoyé en réanimation.
À suivre…
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