Irrévérence - épisode 2 (TEXTE)
Où l’on découvre quelques tourments, vanités et plaisirs d'un fonctionnaire international lambda
Calvari songea avec soulagement que le moment était enfin venu pour lui de prendre un peu de repos. Et rien de tel, pour se requinquer après des émotions fortes, que d’aller au commissary. Dépenser de l’argent avait toujours sur lui un effet rassurant, compensateur, réparateur. Il vérifia qu’il avait dans sa poche la liste des courses de sa femme, se leva, gagna la porte, et se retourna pour jeter un coup d’œil satisfait à son bureau. Il regarda cette carte du monde devant laquelle à ses heures perdues il lui arrivait de méditer - la Chine surtout était son rêve, il espérait depuis des années que quelque mission officielle l’y conduirait.
Sur ce planisphère, après chacun de ses déplacements professionnels, il plantait de petits drapeaux. Il s’agissait d’inspirer confiance aux visiteurs, de les mettre à l’aise en leur suggérant qu’ils avaient affaire à un homme d’expérience. Très important, la première impression. Décisive, même. La présentation, c’était la moitié du travail.
Et un beau planisphère densément balisé d’une centaine de petits drapeaux ne pouvait pas ne pas impressionner. En complément, il avait accroché au mur des cadres d’acajou fin autour de reproductions de dessins de Leonardo da Vinci. Pas mal, décidément, ce bureau, élégant même, on pouvait le dire : il avait réussi à lui donner une petite touche classique et raffinée. Sérieuse, professionnelle, mais délicate.
Il était en route pour le rez-de-chaussée, mais quelque chose le retenait encore, comme un oubli. Voyons voir, à quoi devait-il penser encore ? Ah, oui, il devait faire un peu de publicité pour la vente de charité des femmes de fonctionnaires au bénéfice des petites filles afghanes, il l’avait promis à son épouse qui en était la trésorière.
La barbe. Mais enfin, elle y faisait un bon travail de relations publiques. Son talent pour le bavardage y était bénéfique. C’était elle, avec ce genre d’activités, par exemple, qui lui avait fait obtenir sa Croix du mérite agricole. Il fit un nœud à son mouchoir pour se souvenir de parler de cette kermesse à un ou deux collègues.
Cette résolution prise, l’esprit maintenant parfaitement vide, constatant que plus rien de sérieux ne le retenait et qu’il avait abattu toutes les tâches importantes de sa matinée, il se dirigea vers la batterie d’ascenseurs la plus proche et descendit au rez-de-chaussée pour l’heure tranquille du commissary.
Ah, le commissary ! C’était une sorte de paradis. Le seul lieu où les visiteurs extérieurs n’avaient jamais le droit d’accéder. Le plus réservé des lieux, qui faisait rêver les non-initiés. Qu’était-ce donc, ce mystérieux commissary ? Un marché de luxe réservé au personnel. Aux yeux des étrangers, des non-staff, c’était un mythe, une caverne où de somptueuses occasions étaient offertes à des prix invraisemblables, alcools et vins fins, cigares, tabacs, cosmétiques et parfums, et mille produits - tous exemptés de taxes, y compris des coupons d’essence.
C’était un endroit où Calvari se réconciliait avec l’existence. Cela faisait des années que le commissary avait cet effet apaisant sur lui. Même lorsqu’il y avait foule et qu’on devait y faire la queue aux caisses pendant une demi-heure, il en ressortait tout esbaubi.
Il y voyait une juste compensation pour les avanies que lui faisait subir l’organisation. Une forme de justice douce. Il achetait là mille douceurs, et ceci non seulement pour sa famille, mais aussi pour ses amis, ses connaissances, tous ceux qui l’avaient obligé, et qu’il voulait remercier d’un petit geste qui ne lui coûtait pas bien cher, mais qui aux yeux d’autrui était chargé du privilège de sa provenance.
Le commissary bien sûr n’était pas sans attirer les convoitises de ceux qui n’avaient pas le droit d’en franchir le seuil, et plus d’un petit malin avait essayé d’y pénétrer sans autorisation. Et plus d’un fonctionnaire aussi, peut-être même la majorité, avait d’une manière ou d’une autre quelque peu trafiqué avec les avantages que lui donnait l’endroit : les coupons d’essence ou les parfums hors-taxe étaient bien accueillis comme monnaies d’échange hors de la maison, par les garagistes ou les coiffeurs du voisinage par exemple.
Pour le gérant du commissary — cette caverne d’Ali Baba miraculeuse — c’était à se demander ce qu’ils en faisaient, les staff members, de ces camions citernes de Chivas et de ces hectolitres de parfums qu’ils achetaient chaque jour, et de ces tonnes de cartouches de cigarettes qui partaient en fumée chaque semaine.
Le commissary offrait aussi toutes sortes de chocolats suisses ou belges et une extraordinaire variété de produits provenant des États-Unis et du Royaume-Uni, bien sûr, et de denrées exotiques importés d’Afrique, d’Amérique latine, du Japon et de Chine, de Corée et d’Inde.
Ses rayons alignaient des articles indispensables — beurre de cacahuète, riz basmati, whisky et flocons de maïs — mais aussi d’autres, de consommation moins courante, bien que tous très nécessaires pour quiconque vivait avec son temps — téléphones portables, caméras et appareils photos.
Et bien entendu, il y avait là, à profusion, ce que pouvaient offrir les grandes marques de luxe en matière de produits cosmétiques, foulards, stylos, montres, briquets et autres accessoires bling- bling... Tout cela était accessible à des prix défiant l’imagination. Bref, le commissary - on ne peut plus exclusif - réussissait la prouesse d’être simultanément monstrueusement luxueux et abominablement vulgaire.
Calvari raffolait de ce lieu et des nouveautés qu’il y découvrait à chaque visite.
En entrant, il sortit sa carte de staff et la présenta au garde de faction posté là pour en protéger l’accès contre les tentatives d’infiltration de personnes non autorisées. Ils échangèrent un salut d’estime réciproque. Il dégagea un chariot de sa file et entreprit un langoureux voyage entre les rayons, la liste de sa femme en main.
Champagne pour l’anniversaire du fiston, un peu de Ginseng - une affaire ! trois fois moins cher que dans le commerce - une douzaine de bouteilles de Châteauneuf du Pape d’un bon cru qui venait d’arriver, une bouteille de Chivas pour leur garagiste, quelques produits de beauté pour les amies de sa femme.
Devant les étalages de pain azyme, de pain libanais et de pain de mie, il croisa la secrétaire du directeur général et lui décocha aussitôt le plus impeccable de ses très affables sourires. Devant les amoncellements de flocons de maïs, de rice crispies et porridges, il rencontra une jeune femme du service du personnel, une amie de sa secrétaire - celle dont il voulait se débarrasser.
Attention, être diplomate. Ne pas déborder d’amabilité, mais ne pas la négliger, il aurait peut-être besoin d’elle, bientôt, s’il lui fallait se défendre contre une accusation de harcèlement. Il la gratifia d’un hochement de tête distant, celui qui voulait dire : “Je vous ai reconnue et je vous salue, nous ne sommes pas intimes mais il se pourrait bien que nous ayons un jour quelque affaire à traiter ensemble”.
La jeune femme en retour ne répondit rien, resta de glace. Calvari eut un petit malaise passager, voyons voir, sa secrétaire lui avait peut-être parlé de leur histoire ? Ennuyeux, ennuyeux...
Ah ! La section des produits des cosmétiques, il avait quelques commandes de sa femme dans ce registre- là. Et je te prends des crèmes antirides, et je te fais le plein de savons antiallergiques, et encore deux shampooings revitalisants... Ces crèmes dont les femmes se tartinaient, tout de même. Dire que tous ces produits dermiques étaient fabriqués à base de placentas, et qui plus est, de placentas humains. Il eut un frisson.
Et tout ça vous avait des couleurs et des consistances de sperme, en plus. Et ça valait des fortunes ! Passons, passons. La vie est ainsi faite. La vie est un bol de cerises, “tuit-tuit”.
Avanie et mamelles sont les framboises du destin. Où avait-il entendu cela ? Il revint sur ses pas vers l’incomparable compartiment des spiritueux et liqueurs. Tandis qu’il naviguait paisiblement entre des rangées d’alcools hors-taxe à prix cassés de toutes les provenances possibles - moins cher, beaucoup moins cher encore ici que dans les boutiques duty free des aéroports ! - il pensa que ce serait sympathique, un soir, histoire d’entretenir de bonnes relations avec ses subalternes, que de les inviter chez lui.
Cela resserrerait les liens. Il pourrait apprivoiser et obliger un peu, de la sorte, l’un des experts de son service, un certain Columelson. Un sale caractère, un sauvage. Un type pointu, une grosse pointure, même, une éminence scientifique mondialement reconnue. Il espéra que ce diable d’homme, ce foutu Columelson qui lui cassait les pieds, ne lui faisait pas faux bond une nouvelle fois sous quelque fallacieux prétexte, insaisissable comme toujours.
La dimension humaine, dans le travail, ah ! la dimension humaine !
Maintenant que sa secrétaire était en voie d’éjection, il lui serait enfin possible de réunir tout le service chez lui sans froisser la susceptibilité de sa femme. Il avait toujours eu des scrupules à les mettre en présence l’une de l’autre. Il sentait que Madame sortait ses griffes, jetait des regards de haine. Les voir l’une en face de l’autre chez lui ? Il avait cette idée en horreur, elle le terrorisait - peur panique d’un esclandre, d’un incident grave, violent.
Les femmes sentent les choses, elles anticipent, pensait Calvari, elles flairent, leurs intuitions sont fulgurantes, leurs mouvements hormonaux imprévisibles, et elles deviennent vite incontrôlables, C’était là ce que se disait souvent Calvari pour s’expliquer les difficultés de son existence.
Tiens, oui, ce serait une bonne idée, d’inviter tout le service, chez lui, bonne franquette et décontraction, maintenant que sa secrétaire n’en faisait plus partie. Il sifflota de joie, content de lui-même. On avait beau dire, la vie n’était pas si désagréable que cela.
Il y avait de pauvres bougres, sur la terre, mais leur misère n’était pas tant matérielle que mentale, aimait-il à répéter. La chance, en d’autres mots, la chance ça se mérite. Aide- toi, et le ciel t’aidera. Il faut savoir se secouer un peu, que diable, dans ce monde, si l’on veut arriver à quelque chose. La misère mentale, qui empêchait les déshérités de s’en sortir, d’avoir les idées et les moyens de s’en sortir, de traverser la rue pour trouver un travail, sortir de cette misère mentale c’était avant tout une affaire de courage et de volonté.
Il en avait connu dans sa profession, dans ses voyages, des gens qui à la force du poignet avaient fait carrière !
Et parmi ses collègues africains, aussi : combien n’avaient-ils pas réussi par leur seule intelligence et leur seul courage ? Mais ceux-là, justement, ils avaient appris à penser. Ils pensaient blancs, ils agissaient blancs, ils avaient l’intelligence blanche, ils avaient – parfois – épousé une femme blanche, bref, ils avaient eu le courage de faire ces pas-là, et le résultat était tout simple : la réussite. Ils avaient peut-être la peau noire, mais l’intérieur de leur tête et de la paume de leurs mains était blanc.
Ils étaient les égaux, ou presque, d’hommes tels que lui, Calvari. Certains étaient même chefs de service, tout comme lui, et ceci par pur mérite. Bien sûr, ils n’arrivaient pas souvent, comme lui, à décrocher des millions de dollars auprès des bailleurs de fonds, il fallait pour cela sans doute appartenir à un certain monde, cela allait de soi, mais enfin, techniquement, ils étaient là tout de même, ils avaient le même statut et les mêmes privilèges que lui. Et pas volés : non, car tous les recrutements s’effectuaient par concours, avec transparence. Bref, ils avaient été cooptés par leurs pairs, et ils faisaient leur chemin en assumant leurs responsabilités. Ces gars-là - mais il y avait aussi des femmes, et de plus en plus ! - Calvari, en général, leur tirait son chapeau.
Et bien entendu, ces chefs de services ou directeurs africains avaient leur passé, leurs cuisines africaines derrière eux. Quelquefois cela créait des problèmes au service du personnel - quatre épouses, vingt enfants, scolarité et voyages à financer…
Derrière ces nominations, il y avait bien sûr, il ne fallait pas l’oublier, les quotas de nationalités, qui assuraient à chaque pays un certain nombre de postes, et cela – forcément - ça leur donnait des opportunités, ça pipait un tantinet les dés.
C’était ça, la démocratie des Nations unies : on ouvre les portes, il y a de la place pour tout le monde ! Il y avait ainsi des directeurs de division, et plus haut encore, des directeurs de département, des assistants du directeur général qui étaient des personnes de couleur. Leur nomination relevait de négociations politique. C’était la loi du genre, la diplomatie voulait ça, les postes principaux de commandement étaient répartis entre les pays par un délicat équilibre entre les nationalités. Le directeur général était tenu par un certain nombre d’obligations et de conventions : le département des relations extérieures pour un Américain, celui de l’agriculture pour un Indien, l’administration pour un Australien, le développement durable pour un Hollandais, les forêts pour un Brésilien et les pêches pour un Japonais. Des sortes de droits acquis, en somme, des conventions dont la mise en œuvre était flexible et prenait en compte les circonstances et les profils des candidats proposés.
Dans la tranche des directeurs de divisions, c’était un peu plus souple et varié : les candidats de petits pays avaient leurs chances, et c’était ainsi que l’Ouganda, Chypre, Sainte-Lucie, le Laos ou bien la Guyane, par exemple, pouvaient recevoir en partage l’aquaculture, la conservation des sols, les statistiques ou bien l’agrométéorologie.
À ces fonctions se retrouvaient parachutés, parfois mis au placard, et parfois promus, des ex-Secrétaires d’État. Le directeur général les y nommait dans certains cas en remerciement de services spéciaux - par exemple, s’ils avaient ardemment défendu sa candidature lors de son élection. Des renvois d’ascenseur, en somme. Sur le tas, il y avait un paquet d’incapables, malheureusement. Des incompétents qui se donnaient des airs, et chose proprement incroyable, des quasi-analphabètes, même, parfois.
Calvari prit soudain la décision de remplir un deuxième chariot avec tout son quota mensuel de bouteilles, Chivas, Cognac, Vodka, Grappa, Champagne, Tequila, Saké, Cointreau et Bénédictine : comme ça, il n’aurait plus à y penser pendant un mois. Et pourquoi ne pas faire aussi provision de quelques caisses de Corton Grand Cru et de canettes de bière danoise ?
Il eut besoin d’un troisième chariot pour passer au département des produits surgelés, faisant le plein de gambas royales de Thaïlande et de gigots d’agneau de Nouvelle Zélande. Ah ! Il allait oublier ! Les filets de bœuf géants d’Argentine et d’Uruguay ! Et ceux de bœuf de Kobé du Japon ! Il en était à son deuxième filet japonais, les doigts un peu endoloris par le froid, et il trouvait qu’elle était vraiment très surgelée, cette viande, la peau de son pouce restait douloureusement collée à l’emballage, quand un homme s’arrêta à côté de lui et lui demanda :
- Vous en mangez encore, vous, du bœuf de Kobé ?
- Pourquoi, il n’est pas bon ? fit Calvari en reconnaissant son collègue du service des ressources animales, un type lunatique avec lequel il n’était pas en très bons termes.
- Entre vous et moi... J’ai appris cette semaine qu’il y a là-bas, au Japon et même en Corée, une belle reprise de l’épidémie de la vache folle, vous vous souvenez ? l’encéphalopathie spongiforme.
- Non ! La vache folle ? Pas ça ! Pas le bœuf de Kobé ! Ne me dites pas...
- Détrompez-vous, mon ami. Je ne peux pas vous en dire plus, mais vous verrez, il va y avoir du grabuge. L’affaire est grave, vous pouvez me croire. On croyait tout ça tassé, il n’en est rien. Avec la généralisation des élevages industriels, l’Asie est maintenant touchée, et même l’Afrique. Rien n’est public encore, et tout ça reste entre nous, bien sûr, off the record. Ce que j’en dis, c’est juste pour votre bien, c’est mon rayon, comme vous savez... »
L’homme s’éloigna, énigmatique. Calvari resta pensif quelques secondes, puis il haussa les épaules. Ce collègue passait pour un excentrique, et il avait sans doute voulu lui faire une blague de mauvais goût, petite revanche après leur désaccord récent lors d’une réunion de division.
Tiens ! Les dindes de Noël congelées étaient déjà arrivées ! Vite, en prendre deux ou trois, avant qu’elles ne s’épuisent. Ah, surtout ne pas oublier ! Retour au rayon parfums ! Et au rayon tabac ! Pour les anniversaires de ses trois secrétaires et les amies de sa femme ! Et puis quelques boîtes de chocolats fins et de cigares cubains, ça faisait toujours plaisir aux amis.
Tandis qu’il traversait les rags de maquereaux au vin blanc et de moules en conserve, il croisa la directrice des relations internationales, une certaine Corine de Védive, connue pour son féminisme radical. Calvari fuya son regard, mais elle s’appeocha de lui et le dévisagea, et lui adressa la parole: “ Calvari, j’ai entendu dire que vous avez des ennuis, et que vous risquez un renvoiement pour une histoire d’abus avec votre secrétaire, Dois-je croire ces rumeurs ?”
“Vous plaisantez ! Mme de Védive !” s’empressa de répondre Calvari.
Il poursuivit sa déambulation entre les files de produits. Son coeur battait la chamade.
Il s’approcha de la caisse, calculant qu’il avait peut-être un peu forcé la note, ce mois- ci. Mais enfin, il venait d’avoir une augmentation, un échelon de plus dans son grade, il pouvait se permettre une petite folie. Madame Calvari serait contente.
À la caisse, il acheta tous les coupons mensuels d’essence et d’huile auxquels lui donnaient droit ses deux voitures. Opération satisfaisante pour l’esprit, et rassurante pour le portefeuille. Quand on achète l’essence trente pour cent moins cher que son prix ordinaire, on se sent heureux, une sorte de calme et de paix séraphiques vous envahissent l’âme. Bien sûr, son quota d’essence excédait largement ses besoins réels, et il utilisait discrètement ces coupons comme monnaie d’échange pour le paiement de son garagiste, qui en était friand.
Hello l'ami! J'ai commencé à lire, c'est un vrai feuilleton , on a hâte de connaître la suite ! c'est fluide, élégant et délicatement méchant! Bravo bravo.