Petit rappel et Avertissement : Cet épisode est une œuvre de fiction. Tout comme l’ensemble du roman Irrévérence, le roman de l’ONU. En conséquence, toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu serait purement fortuite. Et toute référence à des faits survenus, ou bien à la chronologie des faits ici évoqués, est avenue à travers la réélaboration créative et artistique de l’auteur.
La mort frappait souvent le staff de l’organisation, d’abord parce que l’âge moyen y était élevé, mais aussi et surtout en raison du stress qui favorisait les burn-out, les dépressions, les divorces, les accidents cardio-vasculaires, les cancers, le surmenage, l’épuisement et les accidents du travail. Il y avait des morts en mission lointaine, en Afrique ou en Asie, ou ailleurs, parfois sur des champs de bataille, et des suicides, aussi. Seule la mort de faim semblait inexistante, dans les rangs du personnel onusien.
À chaque disparition, des avis avec une photo étaient affichés un peu partout dans la maison pour informer la collectivité. Ces papillons macabres jetaient un froid dans les pelletées de passagers qu’enfournaient les ascenseurs le matin.
Ceux qui avaient connu le défunt se libéraient pour assister aux funérailles. L’ordre hiérarchique était aboli, et l’on faisait taire les inimitiés et les ressentiments. Seule la mort semblait pouvoir faire oublier l’inhumanité de la grande machine bureaucratique, car les malheurs du reste de l’humanité étaient laissés de côté, et l’on pensait au sien propre, de malheur, pendant une heure ou deux.
Columelson avait désiré être inhumé dans le quartier Testaccio, au cimetière acatholique de Rome, à l’ombre de la pyramide Cestia, où il avait de longue date réservé une sépulture parce qu’il n’avait pas su résister à la tentation d’un voisinage post-mortem avec Gramsci, Keats et Shelley.
Pour le reste, disaient ses dernières volontés, il s’en remettait aux choix de ses proches. Bien qu’athée, il acceptait, si ses amis et collègues le désiraient, qu’une brève réunion de commémoration soit organisée dans un lieu de culte. Il aimait bien l’église de San Saba, sur le petit Aventin, parce qu’elle était l’une des plus belles églises paléochrétiennes de Rome, où quelque chose de l’esprit grec, stoïque, généreux et démocratique des premiers chrétiens semblait quelquefois souffler encore — du moins avait-il eu cette impression lorsqu’il l’avait visitée sous la conduite de son érudit curé jésuite. Ils étaient devenus amis, après de nombreuses joutes philosophiques et éthiques amicales, et il lui avait semblé que ce prêtre devenait de plus en plus agnostique, ce qui n’était pas pour lui déplaire.
L’église était pleine à craquer, la foule remplissait le parvis et la cour, et elle débordait même sur la rue. Il faisait un froid sec, et un grand soleil d’hiver. Il y avait là des croyants et des non-croyants de tous bords, juifs, musulmans, bouddhistes, chrétiens, animistes, hindouistes, agnostiques, shintoïstes. Le genre humain des « UN people » résidents à Rome, comme ils s’appelaient entre eux, les sapiens onusiensis romaniensis, comme certains sociologues ou certains psychiatres s’amusaient à les nommer, bref ces gens un peu bizarres avaient tenu à saluer une dernière fois leur ami, ou collègue, ou simple connaissance, l’auguste professeur Columelson. Il y avait là aussi sa femme de ménage et son ami le pizzaiolo du quartier, son garagiste et son psychanalyste. Il y avait là bien sûr de nombreux représentants du corps diplomatique, l’ambassadeur brésilien Veloso et beaucoup de ses collègues diplomates de pays du tiers-monde, presque tous les ambassadeurs africains et presque tous ceux des petites îles du pacifique et des Caraïbes, et beaucoup de collègues fonctionnaires de Columelson, dont Corine de Védive et Ruetcel, et même Calvari ou le gardien Sigismund. Tout ce petit monde communiait en cette circonstance dans un hommage étrange et émouvant.
Ce n’était pas une messe, mais une commémoration conduite par un curé athée par éclipses, comme il le disait lui-même, et comme cela arrive à beaucoup de croyants. Ce curé ami de Columelson prononça quelques mots qui furent retransmis par des haut-parleurs. Sa voix portait loin, dehors, sur la cour et sur le parvis, et dans la rue de San Saba, pour les centaines de personnes qui s’étaient déplacées.
« Columelson, disait-il, nous laisse à nous, ses amis, ses collègues, et au-delà à l’humanité tout entière quelques idées précieuses et utiles, nées des talents qu’il avait reçus en partage et qu’il avait si bien su faire fructifier avec courage. C’est un trésor que nous laissent son cœur, sa culture, son humanisme et son intelligence. Columelson était un juste. Il disait qu’il était athée. Mais s’il y a des saints athées au paradis, à la droite du Père, je ne serais pas étonné qu’il puisse être l’un d’entre eux. Amis, je vous appelle à une minute de silence pour une pensée ou à une prière à l’intention de notre frère Columelson, et pour l’humanité qu’il a tant aimée. »
Le Pharaon avait demandé à prononcer quelques mots. Il se détacha du premier rang pour rejoindre le pupitre, depuis lequel il passa en revue la carrière du collègue disparu. On ne comptait plus, dans son curriculum, les académies qui l’avaient fait docteur honoris causa. Puis il avait rejoint l’organisation. Il avait préféré mettre ses capacités exceptionnelles au service de l’action plutôt que de courir après les honneurs académiques.
« Dans le domaine de la génétique qui était le sien, si porteur d’avenir, si lourd de potentialités scientifiques et si propice à des conflits entre de grands groupes d’intérêts, Columelson avait ouvert la voie à des réglementations internationales historiques. On lui devait le premier traité international concernant la gestion du patrimoine génétique des plantes cultivées. On lui devait un projet de Code de conduite international. Outre ce Code et les nouveaux traités sur lesquels il travaillait, il avait lancé la gestation d’une Déclaration sur les droits des paysans, une magnifique proclamation dont il espérait qu’elle dévïenne partie intégrante de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Sa promulgation par l’Assemblée générale des Nations unies à New York était en cours de préparation. »
« Excellences, chers collègues et amis, Mesdames et Messieurs ! De nouvelles guerres surgissent, de nouvelles crises dangereuses et des convulsions politiques et écologiques inédites menacent les équilibres fragiles de nos sociétés. Nous vivons une époque de turbulences pour la planète, pour les peuples et pour les droits humains. Nous luttons pour consolider un ordre international fondé sur la paix et sur ces droits, mais nous savons bien qu’à tout moment nos progrès dans ce sens peuvent être anéantis, voire ridiculisés. L’Onu, ses valeurs et ses principes sont parfois malheureusement bafoués ou piétinés par certains de nos états membres. Et nous sommes aussi très souvent sévèrement jugés et maltraités par la presse et l’opinion publique. »
« Nous autres fonctionnaires, en lisant le journal, en écoutant la radio ou en regardant la télévision, nous ressentons souvent de l’inquiétude non seulement pour l’humanité mais aussi pour le futur de notre organisation, et le bien-fondé de ce à quoi nous avons consacré nos vies. L’Onu est-elle à la hauteur de sa mission ? Satisfait-elle ce que les nations et les peuples attendent d’elle ? Et ces peuples et ces nations, sont-ils dignes de cette organisation qu’ils ont voulue, qu’ils entretiennent et qu’ils financent ? On peut légitimement se le demander, face aux équilibres géopolitiques du monde qui chancellent et se transforment, face à la paralysie du Conseil de sécurité devant certains conflits abominables qui bafouent la dignité humaine et piétinent les droits de l’homme et le droit international. Nous ne voyons pas encore émerger de véritable volonté politique des grandes puissances pour mettre un terme aux carnages auxquels nous assistons. Et tout ce chaos, rappelons-le, tout cette tragédie se déroule sous nos yeux, rappelons-le encore et toujours, tandis qu’au moins trente mille femmes, enfants et hommes meurent chaque jour de la faim et de la malnutrition et de leurs conséquences, un peu partout sur la planète. Cela représente une victime chaque seconde, un mort chaque seconde, ne l’oublions jamais. Mes amis, mes chers collègues, Columelson est mort au travail. Paix à son âme. Puisse son exemple nous inspirer. »
Accompagnée par quelques notes d’orgue, la foule émue fut déversée sur le parvis de l’église. Elle resta là quelques instants, cette foule, les yeux secs, le cœur léger, comme émerveillée par le souvenir de Columelson, et par le grand soleil. Puis un cortège se forma pour marcher jusqu’au cimetière acatholique de Rome et à sa pyramide romano-égyptienne
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Il y avait là des turbans et des chapeaux à plumes, des boubous, des bérets basques, des saris, des costumes cravates Armani trois pièces, des djellabas et des tailleurs Channel. Cette foule comptait d’authentiques peace makers, de purs idéalistes onusiens. Elle comptait aussi de vrais sinologues et de faux kremlinologues, des polonais abstèmes, de grands prestidigitateurs, de petits magiciens et de véritables dompteurs de fauves. Des œnologues chinois, des skieurs tahitiens, des marins suisses, des maîtres d’échecs de classe mondiale. Des hindous carnivores. Des Polonais bouddhistes. Des Anglais polyglottes capables de parler sans timidité dans les langues étrangères qu’ils connaissaient. Des Papous américanistes et des Népalais africanistes. Des mormons monogames. Des rockers mongols experts de throat singing. Des Inuits chanteurs de blues. Des rappeurs du Tibet sortis de prison grâce à des pétitions Avaaz. Des anthropologues zoulous, des statisticiens poètes qui savaient tout des utilisations frauduleuses de leurs publications scientifiques. Des masseurs astrologues, des champions de go, des joueurs de bozkachi convertis au football américain, des astrophysiciens numérologues humanistes, des terroristes des Brigades rouges et de la Bande à Baader repentis, et sortis de galère, et devenus théologiens et séminaristes. Il y avait aussi de futurs white anglo-saxons protestants WASP futurs MAGA et de futurs BLM WOKE, qui ne savaient pas encore qu’ils allaient le devenir. Et entre les rangs des purs et authentiques et angéliques peace makers qui ouvraient la procession il y avait des ex-pacifistes qui se demandaient maintenant s’ils n’allaient pas devenir des va-t’en-guerre, et aussi vice-versa quelques ex-va-t-en-guerre en train de devenir pacifistes. Et nul et nulle, dans cette foule, ne savait quel serait le futur des Nations unies.
Les chats du cimetière acatholique de Rome, à l’ombre de la pyramide Cestia, regardèrent arriver cette procession bigarrée. Ils avaient l’habitude de ce genre de spectacle. Flegmatiques descendants de milliers de générations félines romaines, ces chats sont plus romains que les Romains eux-mêmes. Leur démarche aristocratique et nonchalante, entre les cyprès, les pins parasols et les colonnes de marbres couchées dans l’herbe nous rappelle que leurs ancêtres du Nil sont arrivés là il y a plusieurs millénaires, et que leur quartier général aujourd’hui, c’est le Colisée, non loin de là, au centre de la ville éternelle. Si nous les regardons bien, ces chats, ils semblent nous demander, un peu hautains, si nous avons bien compris et si nous avons bien vu ce qu’ils ont derrière eux, derrière leurs épaules, cette ruine indestructible du Colisée. Et ils semblent se demander à eux-mêmes si nous avons la moindre idée, nous autres, qui habitons ce monde, de ce que sont vraiment la condition, l’histoire, les empires et leurs chutes, et les civilisations humaines.
.À suivre…