Petit rappel et Avertissement : Cet épisode est une œuvre de fiction. Tout comme l’ensemble du roman Irrévérence, le roman de l’ONU. En conséquence, toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu serait purement fortuite. Et toute référence à des faits survenus, ou bien à la chronologie des faits ici évoqués, est avenue à travers la réélaboration créative et artistique de l’auteur.
« Excellence, Madame Clark ! Très heureux de vous revoir. J’attendais ce moment avec impatience. Il y a si longtemps que nous n’avons pas pris vous et moi le temps d’une tête à tête ! Et en réalité nous n’avons pas échangé vraiment de manière substantielle depuis la présentation de vos lettres de créance, n’est-ce pas ? Prenez place, je vous en prie, fit le Pharaon en indiquant à son hôte, l’ambassadrice des USA, un fauteuil du confortable petit angle qui faisait office de « salon » au sein de son vaste bureau.
- Directeur, merci de me recevoir.
- Madame, et je suis enchanté, en vérité, de votre visite. Nous avons beaucoup de choses à nous dire… Que prendrez-vous ? Un café ? Un thé ? »
Miss Lisa Clark, qui était surnommée Pitbull-Panzer dans les corridors, fusillait le Pharaon de son regard.
Elle accepta un thé. Juste pour la forme. Parce qu’elle n’y toucherait pas. Plus exactement, elle ferait seulement semblant d’y tremper ses lèvres.
Elle n’était là qu’à contrecœur. Washington lui avait enjoint de demander ce rendez-vous et lui avait donné des instructions précises, et tout ceci l’avait vivement contrariée. Au cours d’un long entretien téléphonique, la veille, son Secrétaire d’État lui avait prescrit de manière très explicite, à elle, sa très fidèle alliée Lisa Clark, d’adopter un comportement relativement conciliant à l’égard du Pharaon, et ceci l’avait mise de très mauvaise humeur. Puis le Secrétaire d’État avait assorti ce préambule d’un certain nombre de recommandations très précises, parfois presque humiliantes.
Premièrement, il lui avait interdit, très formellement, d’évoquer la question palestinienne. Elle devait passer un coup d’éponge sur ce sujet, et l’éluder purement et simplement si le Pharaon l’abordait. Ms Lisa Clark, dont les sympathies pro-israéliennes étaient grandes, avait dû avaler cette couleuvre. Elle avait protesté, incrédule, devant un tel ordre, mais elle s’était finalement inclinée devant les arguments qu’on lui opposait : le moment était venu de se rapprocher de l’Arabie Saoudite et de l’Égypte, et la Maison Blanche avait ordonné, très strictement, à tout son Département d’État, de s’en tenir à cette ligne de conduite jusqu’à nouvel ordre. Lisa Clark fut contrainte de s’incliner.
Deuxièmement, le Secrétaire d’État lui avait enjoint de ne pas parler de la question budgétaire. Non seulement elle ne devait pas évoquer la menace lancinante que brandissait Washington depuis des années de se retirer de l’organisation si des réformes drastiques n’étaient pas mises en œuvre, mais en outre elle devait complètement oublier l’exigence de coupes claires de quarante pour cent dans les dépenses, exigence dont elle avait été chargée lorsqu’elle avait pris ses fonctions. Les intérêts géopolitiques américains en Afrique exigeaient, lui expliqua son chef, de ne pas y braquer pour le moment les gouvernements. Une réduction du budget de cette agence onusienne, qui leur était chère, ne serait certainement pas pour leur plaire et il serait inopportun de les contrarier. Sur ce point, de nouveau, Lisa Clark avait fait la grimace. Elle avait fait de ce thème - la rigueur budgétaire et la réduction des dépenses - son cheval de bataille depuis sa prise de fonctions, et voici qu’elle devait changer maintenant son fusil d’épaule ? C’était une douche froide pour son amour propre, elle ferait piètre figure auprès de ses collègues anglosaxons. Mais de nouveau, sur ce thème délicat, elle avait dû se soumettre : les USA voulaient un rapprochement avec l’Afrique, et il ne fallait pas faire de vagues — et ses collègues ambassadeurs comprendraient sa volte-face. Ils connaissaient le métier, et ce n’est pas à de vieilles guenons que l’on peut apprendre à faire des grimaces.
Troisièmement, Washington, lui avait demandé de se montrer flexible sur le thème des arriérés de paiements américains. Dans un geste de bonne volonté et de conciliation, les USA pourraient laisser entrevoir la possibilité d’entre-ouvrir les cordons de leur bourse. Bien entendu, ils demanderaient en contrepartie au Pharaon de prendre quelques décisions d’ordre politique ou administratif, ou de gouvernance, qui puissent servir substantiellement les intérêts américains.
Lisa Clark était fatiguée par les injonctions contradictoires de ses supérieurs, mais disciplinée elle se résigna et obtempéra. Elle commençait à se plaire à Rome, et ne souhaitait pas s’aliéner ses supérieurs. Politiquement, ses protecteurs républicains avaient le vent en poupe à Washington, et il valait mieux pour elle rester quelques temps encore, et briller à leurs yeux, dans cette sorte de planque diplomatique romaine dorée où elle avait atterri avant de revenir aux affaires sérieuses dans la capitale américaine. Un tel rapatriement pourrait intervenir après les prochaines élections, peut-être.
Elle avait demandé à son boss quel genre de compensation il lui faudrait exiger du Pharaon en contrepartie du pactole des arriérés de paiement des contributions obligatoires des USA. Le Secrétaire d’État s’était montré flexible à ce sujet, et ils en avaient discuté ouvertement elle et lui, très librement, pour finalement s’accorder sur quelques points d’importance somme toute mineure.
Il y avait tout d’abord la question de la vache folle, qui avait resurgi comme un serpent de mer. Elle eut plaisir à attaquer insidieusement le Pharaon sur ce premier thème.
- Cher Directeur, fit-elle, dites-moi un peu où nous en sommes aujourd’hui avec cette nouvelle crise de la vache folle. J’aimerais ensuite vous exposer la position de mon gouvernement à ce sujet.
- Ah ! Excellence ! Ma chère Ms Clark, cela va faire douze ans qu’on en parle, de cette calamité. Minimisons l’affaire, voulez-vous ? La maladie est presque sous contrôle maintenant. Il y a eu plusieurs centaines de milliers de cas, certes, mais depuis les années 90, cela se chiffre par milliers seulement. Bien entendu, nous devons regretter encore et toujours la mort d’humains contaminés par la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Mais, entre nous, cela n’a fait que quelques centaines de victimes. Officiellement, tout du moins. Et puis, comme vous le savez, la chose est restée principalement circonscrite au Royaume-Uni et à l’Europe, somme toute, avec quelques milliers de cas seulement dans les autres régions. Bref, à mon avis, l’affaire est quasiment résolue aujourd’hui.
- Monsieur le Directeur, détrompez-vous. J’ai reçu de Washington des instructions très précises. À notre avis, il faut enfoncer le clou, et en finir pour de bon. La crise n’est pas finie. Et nous ne pouvons pas parler d’éradication, loin de là ! Des cas isolés apparaissent encore au Canada, aux USA, au Japon… et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg ! Le fameux prion responsable de l’encéphalite spongiforme peut incuber trente ans. Vous le savez ! Trente ans ! Ce qu’il faut, cher Directeur, c’est une politique de zéro tolérance, et ne laisser aucune chance à de nouveaux cas. Une éradication complète et indiscutable.
- Mais Excellence, ma chère madame Clark ! Nous avons déjà mis tout en place pour éradiquer la maladie ! Interdiction des farines animales pour nourrir le bétail ! Embargo sur la viande britannique ! Dépistages systématiques ! Abattages de masse, souvenez-vous de ces images terribles ! De toutes ces bêtes brûlées sur des bûchers ! Et maintenant, traçabilité renforcée et systématique au niveau mondial de tous les produits ! Que veut Washington de plus ?
- Directeur, nous voulons que l’organisation prenne position très formellement, et plus nettement qu’elle ne le fait, pour recommander fermement l’abattage massif de tous les troupeaux où apparaissent des cas qui soient simplement suspects. Le Conseil pourrait remettre la chose à l’ordre du jour ? Et vous-même, dans les médias, vous pourriez et vous devriez prendre position. Contre toutes ces ONG de la cause animale qui dénoncent les techniques de l’élevage industriel et critiquent ce genre de méthode.
Le directeur était las, très las de cette affaire et de toute cette polémique. La civilisation productiviste, technicienne et mercantile, qui maltraitait l’être vivant qu’est l’animal… La vache, mère qui donne son lait à tous, symbole de la nature nourricière… Cette crise de la vache folle et de la maladie de Creutzfeldt-Jakob était devenue comme une sorte de crise éthique et philosophique de l’humanité tout entière… Certains y voyaient un message de la colère des dieux… Et des gurus et des prophètes s’engouffraient dans cette opportunité pour parler de végétarianisme, et de véganisme. Et patati, et patata. En vérité, toute cette histoire était le cadet des soucis du Pharaon, et il n’en avait cure. Il n’avait pas envie de donner satisfaction à Lisa Clark sur ce point.
Mais Pitbull-Panzer fut intransigeante. Aux yeux de Washington, expliqua-t-elle, il importait de faire vite, car la catastrophe menaçait le cheptel mondial. L’organisation devait impérativement s’aligner sur la position américano-britannique : abattage de masse systématique de tous les troupeaux où un seul cas était simplement suspect. Lisa Clark avait donc mission de faire en sorte que le Conseil d’administration et le Pharaon lui-même préconisent cette hécatombe pour que six mois plus tard, cette épidémie ne soit plus qu’un mauvais souvenir. Les mouvements de défense de la cause animale s’empareraient de la chose, mais il fallait absolument les prendre de vitesse par une campagne de communication massive. Les USA financeraient la chose s’il le fallait.
Le Pharaon mit de l’eau dans son vin et rassura Lisa Clark en promettant de donner les instructions qu’elle demandait, et de prendre la parole lui-même en diverses occasions pour affirmer que la menace de l’encéphalopathie spongiforme continuait d’être bien réelle, et pour enjoindre tous les pays d’appliquer toutes les mesures les plus rigoureuses recommandées par les scientifiques. Puis, regardant négligemment le quadrant de sa montre comme pour signifier à son hôte le début d’une très légère impatience, il invita sa visiteuses à passer au sujet suivant.
Il y avait deux autres thèmes encore que Pitbull-Panzer devrait traiter avec le Pharaon à la demande de Washington. D’abord, la visite du PDG à Rome de Assbook, et sans doute aussi celle du directeur de Booble-Maps : il fallait que leur partenariat public-privé avec l’agence onusienne soit un franc succès. Le Pharaon comprit à demi-mot que l’emprise de ces deux puissances GAFA sur l’agence onusienne et sur ses banques de données serait un atout intéressant pour le Pentagone.
Et puis enfin, enfin, Lisa Clark voulut faire savoir au Pharaon que le Secrétaire d’Etat avait tenu à lui rappeler qu’il il y avait un trouble-fête dans les murs de la maison. Cet énergumène avait déjà beaucoup trop sévi, et il agitait les cervelles : Ms Clark voulait en parler très sérieusement avec le Directeur. Ce semeur de zizanie était le fameux professeur Ruetcel, un électron libre dangereux, dont les agissements avaient récemment créé un incident diplomatique au Conseil d’administration.
« C’est une question délicate, Directeur, fit-elle. Ce Ruetcel inquiète Washington. »
« Oh làl là ! Oh là là !» pensa par-devers lui le Pharaon. « Comme elle y va ! Lui, ce pauvre Ruetcel, il inquiète Washington ? Et ils connaissent jusqu’à son existence, là-bas, et jusqu’à son nom ? Il est inquiétant à leurs yeux ?»
Le Pharaon rassura Pitbull-Panzer : il prendrait tout le temps nécessaire pour traiter du problème de Ruetcel à fond, et pour faire de la visite des représentants de Booble-Maps et de Assbook de francs succès. Malheureusement, devait mettre un terme à leur entretien de ce jour-là : il attendait un appel du Secrétaire général de New York.
Le Pharaon et Pitbull-Panzer convinrent donc d’un nouveau rendez-vous la semaine suivante.
À suivre…