Petit rappel et Avertissement : Cet épisode est une œuvre de fiction. Tout comme l’ensemble du roman Irrévérence, le roman de l’ONU. En conséquence, toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu serait purement fortuite. Et toute référence à des faits survenus, ou bien à la chronologie des faits ici évoqués, est avenue à travers la réélaboration créative et artistique de l’auteur.
- Cher Directeur, j’ai plusieurs bonnes nouvelles à vous annoncer, déclara d’entrée Ms Lisa Clark.
- Excellence ! À la bonne heure ! répondit le Pharaon. Vous m’en voyez tout ébaudi ! Serais-je revenu dans les bonnes grâces de Washington, par hasard ?
- Vous n’en êtes jamais sorti ! Vous savez bien l’importance stratégique que mon gouvernement accorde à cette organisation, et à votre présence à sa direction.
- C’est tout à son honneur. Vous savez quoi ? Finalement, j’arrive à la conclusion que la sagesse est très souvent du côté des puissants. Elle aime les conseiller. On ne le comprend pas toujours. On ne le voit pas, mais c’est un fait. Un bon gouvernement, stable et puissant, il s’entoure bien. Il sait inviter qui de droit à sa table et sait choisir qui peut et doit lui tenir compagnie. Et c’est ainsi qu’il peut voir loin !
- Seriez-vous philosophe, Directeur ? fit Lisa Clark, flattée chaque fois que quiconque évoquait la puissance de son pays. En de tels cas, elle n’hésitait jamais à tourner, en retour, quelque compliment -
- J’essaie de l’être un peu, un minimum, Excellence. À propos de gouvernance, êtes-vous déjà allée en Toscane ? À Sienne ? Non ? Vous en seriez enchantée. Il y a là, au Palazzo Publico, une fresque que vous ne devez pas manquer. On l’appelle L’Allégorie du Bon Gouvernement. On y voit un prince sur son trône, entouré de quelques figures augustes incarnant les plus grandes des vertus, la Justice, la Tempérance, la Prudence et le Courage… la Paix… la Magnanimité. Etc. Vous voyez ce que je veux dire. C’est une œuvre merveilleuse d’un certain Ambrogio Lorenzetti, qui date du XIVème siècle.
- Ce doit être bien intéressant !
- C’est un spectacle étonnant ! Très suggestif. Je vous le recommande !
- Je vous remercie pour ce conseil.
- Oh, ce n’est rien… Mais trêve de culture italienne, chère madame Clark, dites-moi quel bon vent vous amène ?
Le Pharaon avait déjà une petite idée de ce que la représentante américaine allait lui débiter, car ses informateurs du Palais de Verre à New York lui avaient fait comprendre que les USA se montreraient prochainement plus conciliants — au moins temporairement — à l’égard de l’Onu. La Maison Blanche avait besoin —pour des raisons inconnues — d’une sorte de trêve, et de rapports fluides avec l’organisation.
Le Pharaon savait donc que des discussions et même éventuellement des négociations avec Pitbull-Panzer sur plusieurs contentieux pouvaient éventuellement devenir possibles.
- L’heure est venue pour mon gouvernement d’envisager la possibilité de payer ses contributions obligatoires à votre agence, Directeur. Celles de l’année en cours, et les arriérés des années passées. Ce sera une affaire de quelques semaines. Voilà, je pense, qui vous fera plaisir.
- Quelle magnifique nouvelle, Excellence ! Soyez certaine que toute la communauté des pays membres s’en réjouira profondément.
- Et ce n’est pas tout, cher Directeur.
- Que voulez-vous dire ?
- Nos chercheurs du Département de l’agriculture ont fait un nouvel examen de votre budget et des comptes de votre maison, et leurs conclusions sont encourageantes.
- Vraiment ? « Encourageantes », avez-vous dit ? Une telle chose est-elle possible ? Je crois rêver, Madame Clark !
- Ils considèrent maintenant qu’un budget à croissance zéro serait à la rigueur acceptable. J’ose espérer que l’Assemblée générale et surtout nos amis les pays en développement ne verront pas d’inconvénient à ma proposition. Certains pays veulent toujours l’augmenter, ce satané budget !
- Excellence, tout d’abord, vous voudrez bien transmettre, je vous prie, à Washington ma gratitude pour ces nouvelles dispositions concernant les arriérés de votre administration. En vérité, je ne crois pas avoir reçu au cours de mon mandat de meilleures nouvelles que celles que vous m’apportez là.
- N’exagérons rien, cher Directeur.
- Je suis sincère, Excellence. Vous donnez à cette organisation un second souffle dont elle avait bien besoin. Et tout ceci va permettre, je vous le promets, une meilleure efficacité à nos interventions. Quant à notre budget… Vous le savez, nos ressources pour éliminer la faim dans le monde restent somme toute très exiguës, pour ne pas dire dérisoires… Comment pourrais-je, moi, Directeur, ne pas souhaiter une augmentation ? Oh, je vois bien que vous haussez les sourcils, Madame Clark !
- Effectivement. C’est un petit vice, chez moi, un tic incontrôlable. Lorsque je suis étonnée, ou bien légèrement contrariée. Car vous n’aurez pas cette augmentation, Directeur.
- Excellence, votre vigilance à l’égard des intérêts des contribuables américains — qui financent une bonne part des activités de cette organisation — cette vigilance est très honorable ! Mais gardons à l’esprit, si vous voulez bien, chère Madame Clark, quelques ordres de grandeur. L’autre jour, j’assistais à une conférence sur les pet food, vous savez, ces aliments pour les animaux domestiques. Savez-vous que ce marché se chiffre annuellement, rien qu’aux USA, à quarante milliards de dollars ? Je dis bien, rien qu’aux USA ? Comme vous le savez, notre pauvre budget, ici, dans notre agence, est de deux cent fois moins, Madame, oui je dis bien, deux cent fois moins que ce que mangent les chats et les chiens américains.
Pitbull-Panzer n’avait jamais vu les choses sous cet angle. Elle secouait maintenant la tête, impressionnée, un peu comme une gallinacée. Le Pharaon observa avec plaisir que son argument sur le marché des pet food avait fait mouche. Il poursuivit :
- Excellence, ma chère Madame, je vous l’accorde, il nous est difficile de demander plus à nos États membres, leurs efforts sont déjà considérables. Et nous saurons — je crois — nous contenter d’un budget à croissance zéro en termes constants, tout en réduisant bien entendu notre bureaucratie.
- Je me réjouis de votre bonne volonté, Directeur.
- Chère Madame, Excellence, je crois que d’autres affaires vous amènent aussi dans mon bureau, n’est-ce pas ?
- Votre perspicacité m’étonnera toujours, Directeur.
- Le moment n’est-il pas venu maintenant de nous en entretenir ? La dernière fois, vous évoquiez le cas du professeur Ruetcel.
- Directeur, merci. Comme je vous l’ai déjà dit, sa présence et son influence au sein de votre agence posent problème.
Le Pharaon savait sur quel terrain voulait maintenant l’entrainer Pitbull-Panzer. Le projet de Ruetcel était une sorte d’anomalie technique, scientifique, diplomatique et politique. Plusieurs directeurs de départements et de divisions, après s’être disputés la tutelle de cette recherche exceptionnelle, cherchaient maintenant à s’en défaire, à prendre leurs distances… L’économiste en chef de l’Agence — le boss actuel de Ruetcel — après s’être entiché de son projet avec le plus bel enthousiasme, considérait maintenant que Ruetcel n’était pas fiable, ne l’informait pas assez. Par exemple, il ne lui avait rien dit des deux vols de son disque dur, ni de l’enquête des détectives maison sur cette affaire, ce qui le portait à douter désormais de la stabilité psychique et de la loyauté de Ruetcel à son égard.
Le poids politique, scientifique et diplomatique de l’affaire était loin d’être négligeable. Le Pharaon avait en mémoire l’incident diplomatique qui avait éclaté à l’instigation de l’Australie à propos de Ruetcel lors de la dernière réunion du Conseil. Les pays qui étaient partie prenante au projet ou bien le finançaient au moins en partie — le Japon, la plupart des pays d’Europe, la Chine et l’Inde, etc. soit la moitié de la paysannerie mondiale — et la plupart des syndicats de petits paysans du monde entier soutenaient chaudement les travaux de Ruetcel, tandis que les pays anglo-saxons et quelques autres étaient prêts à tout pour le descendre en flammes.
Pour comble, ces pays laissaient entendre que le Pharaon avait autorisé ce projet en l’échange du financement d’un certain nombre d’autres projets qu’il avait eu à cœur de soutenir en matière de foresterie, par exemple. Bref, la conversation entre le Pharaon et Pitbull-Panzer s’aventurait maintenant en terrain miné.
- Directeur, poursuivit Pitbull-Panzer, ce Ruetcel est une menace. Et le problème qu’il soulève va bien au-delà de cette organisation. Vous le savez comme moi. Washington m’a envoyé un dossier classé sur son compte. Je ne peux pas vous le communiquer comme tel, mais je vais vous en livrer quelques éléments. C’est d’intelligence que nous parlons ici. Mon gouvernement se préoccupe de la portée et de la résonnance des questions soulevées par Ruetcel. Premièrement, elles remettent en cause le bien-fondé du Washington consensus, et de toute la bienséance de la pensée économique qui préside aujourd’hui aux affaires du monde, du FMI, de la Banque mondiale, etc. Il se trouve que le Département du gouvernement que je représente ici est effrayé, je dis bien effrayé, par les implications des recherches dont il s’agit. Et je vous livre ceci entre vous et moi, avec la plus haute confidentialité, ce Département n’est pas seul en cause : la CIA elle-même s’intéresse à cette affaire.
“ Diable, voilà qui se complique ”pensa le Pharaon.
« La CIA ? » Il avait conscience que Ruetcel s’était attaqué à une matière délicate, sensible, qui divisait profondément la communauté de ses États membres et soulevait beaucoup de controverses dans le monde académique. Mais de là à imaginer que la CIA se soit penchée sur le professeur Ruetcel et ses recherches, il y avait tout un monde.
En fait, le Pharaon ignorait que depuis ses années de jeunesse passées au Nicaragua et en Cisjordanie, le professeur Ruetcel était fiché et suivi par les services américains — lesquels n’avaient été qu’à demi surpris de le retrouver actif au sein d’une agence onusienne, et ceci au service de recherches à caractère subversif.
Le Pharaon fut pris d’un petit vertige, il n’en croyait pas ses oreilles. Il vit dans le regard de son interlocutrice Pitbull-Panzer comme un petit air de revanche. C’était à son tour à lui, maintenant, le Pharaon, d’être désarçonné. Clark ne put réprimer l’esquisse d’un sourire en voyant que le Pharaon perdrait un peu de sa contenance, et que son assurance et sa suffisance habituelles étaient en train de vaciller.
- Je vous écoute, Madame.
- Nous savons que Ruetcel est un anticapitaliste convaincu, très hostile à l’égard des effets environnementaux, agricoles et sociaux de la mondialisation. Il est de formation marxiste et il a — dans sa jeunesse — travaillé avec les sandinistes et les Palestiniens. Nous savons qu’il dit parfois, en privé, à ses amis, qu’à ses yeux la Banque et le FMI sont coupables de crimes contre l’humanité, en raison des chiffres selon lesquels il y aurait 30 000 morts de faim chaque jour sur la face de la terre. En outre, nous savons que ce Ruetcel a établi des contacts étroits avec les plus hautes instances du Parti communiste chinois. Il entretient avec elles des rapports de confiance et de collaboration assez intenses, ce qui lui a donné accès à des banques de données de la plus haute importance stratégique. Heureusement — je vous le confie mais que cela reste entre nous — ce matériel et toutes ces données sont entre nos mains à présent grâce à nos services d’intelligence.
- Je vous écoute toujours, Excellence, fit le Pharaon, qui se souvenait de l’affaire du double vol des disques durs des ordinateurs de Ruetcel, et ne put pas ne pas faire un rapprochement avec ce que lui disait Pitbull-Panzer sur ces banques de données chinoises.
- Il apparait maintenant que Ruetcel a éveillé l’intérêt et la curiosité — pour ne pas dire la sympathie, ou même l’engouement — d’un nombre croissant de hautes personnalités scientifiques, y compris auprès de certains organisateurs et participants du World Economic Forum de Davos. Heureusement, il aussi beaucoup d’ennemis et s’attire l’hostilité de nombreux gouvernements, d’institutions éminentes comme le FMI ou de nombreuses universités. Il est tout de même question, et c’est préoccupant, qu’après sa prestation à Johannesburg sur le développement durable, il soit maintenant invité à Davos.
- Directeur, ce Ruetcel est un dangereux fou, poursuivit Pitbull-Panzer. Ce qu’il fait relève du terrorisme scientifique, institutionnel et intellectuel. Son projet est une bombe, et il joue avec le feu. Il menace la crédibilité non seulement de votre agence, mais de toute l’Onu. Sa présence ici menace la cohésion même de votre maison. Directeur, je ne peux pas vous donner toutes les informations dont je dispose. Mais enregistrez bien ceci : Ruetcel a déjà fait l’objet d’une demi-douzaine de nominations auprès de l’Académie de Stockholm le proposant comme Nobel de l’année prochaine. Oui, le Nobel, vous avez bien entendu.
- Excellence, chère madame Lisa Clark, je suis au courant, pour ces nominations, fit le Pharaon, qui avait eu vent de rumeurs de diverses sources, et qui avait même été consulté par visioconférence, personnellement, par un membre de l’Académie à ce sujet, qui hésitait entre flécher cette candidature vers le prix de la Paix, ou vers celui de l’Économie, ou vers une autre distinction. Cet auguste académicien avait proposé au conseil directeur de l’Académie la création d’un autre trophée. Un tel prix aurait pu s’appeler « Humanitaire-sciences-appliquées". Ceci aurait pu constituer un nouveau prix Nobel sans doute plus approprié au cas du professeur Ruetcel.
Le Pharaon était maintenant contraint de prendre pleinement conscience que la situation était devenue explosive, proprement intenable. L’affaire prenait des proportions vraiment par trop énormes, et elle risquait fort de dépasser ce qu’il se sentait capable de gérer. Il eut vaguement peur, mais ne le montra pas, il se devait, lui, le Pharaon, de garder raison et contenance face à Pitbull-Panzer.
- Je vous écoute, Excellence. Je vous en prie, poursuivez.
- Directeur, j’irai droit au but. Il est exclu que cet énergumène, que cet hurluberlu de Ruetcel puisse être hébergé par votre organisation. Ceci est devenu proprement inadmissible. Nous avons parlé, vous et moi, il y a un instant, des contributions financières de mon gouvernement et de budget, et vous avez observé combien Washington vient de vous manifester, à travers mon humble personne, la marque de son estime, de son appréciation et de sa confiance.
- Effectivement, Excellence.
- En contrepartie, mon gouvernement vous presse de prendre toutes les mesures requises pour que Ruetcel déguerpisse de cette organisation, et pour qu’il en soit banni au plus vite. À jamais. Disqualifiez-le, trouvez les moyens qu’il faut pour cela. Évincez-le, renvoyez-le, faites comme vous voudrez, mais que l’on n’en entende plus parler.
- J’entends votre message, Excellence. Je vais, avec mes assistants, examiner ce qu’il sera possible de faire. Ceci dit, il y a cette question du Nobel, et ceci n’est pas sans risques de retombées médiatiques…
- Pour le Nobel, Directeur, ne vous inquiétez pas : mon gouvernement se charge de saboter cette mauvaise plaisanterie. Toute trace de cette affaire de Stockholm va disparaitre, faites confiance aux services d’intelligence américains pour cela. Mais je vous mets en demeure de saquer administrativement ce communiste de Ruetcel au plus vite. Vous avez deux semaines pour cela. Écoutez bien ceci, Directeur : si Ruetcel est encore là dans quinze jours, tout ce que je vous ai dit concernant le paiement des contributions obligatoires de mon gouvernement est annulé. Ok ? Ai-je été claire, monsieur le directeur général ? Merci. »
Le Pharaon savait à quoi s’en tenir. Il avait bien compris.
Il fallait que Ruetcel dégage d’une manière ou d’une autre. Le Pharaon avait bien entendu que ce que souhaitait Pitbull-Panzer, c’était une disparition pure et simple de Ruetcel… Il devrait réfléchir à tout cela. Un renvoi sec, pur et simple était une entreprise difficile, qui aurait de nombreuses incidences diplomatiques. Il faudrait peut-être imaginer quelque chose d’autre, du genre changement de poste, ou bien une promotion très importante, Directeur régional en Asie, par exemple. Ceci à condition que Pitbull-Panzer accepte un tel compromis. Le Paharaon pensa encore à envoyer Ruetcel au ras des pâquerettes, sur le terrain. Il aurait le choix d’y aller ou bien de démissionner. Très bonne formule, ça, le terrain, dans un trou perdu. Quiconque signait un contrat d’embauche avec l’agence devait se tenir prêt à tout moment et en toute circonstance, à être envoyé par le directeur général en poste vers n’importe quelle destination où ses compétences seraient jugées utiles — et ceci quelle que soit sa situation de famille et sa résidence. Le terrain, c’était une formule d’exil, un outil de management très utile. Bref, il faudrait réfléchir à tout cela.
Le Pharaon regarda sa montre et adressa un sourire à l’ambassadrice des USA en la remerciant pour une réunion très riche et utile. Puis il la raccompagna jusqu’à la porte de son bureau, très affablement. Il lui renouvela son conseil d’un séjour touristique à Sienne, et lui recommanda même un excellent petit hôtel de charme — et de grande classe — avec vue sur la Piazza del Campo. Cette très fameuse place où se déroule la course de chevaux du Palio, en face du Palazzo Publico qui abrite les fresques de l’Allégorie du Bon Gouvernement, d’Ambrogio Lorenzetti, dont il lui avait parlé au tout début de leur entretien.
À suivre…