Irrévérence - épisode 4 (TEXTE)
Où l'on fait la connaissance de deux éminents experts d'une agence de l'ONU
Le gardien Sigismund poursuivait sa ronde nocturne dans les immenses et mornes couloirs de l’agence. Les bureaux se succédaient au fil de sa patrouille, ternes, identiques les uns aux autres. Tout ici était monotone et normé, triste mobilier gris, batteries d’imprimantes, pièces individuelles de dimension standard de neuf ou onze mètres carrés, pièces biplaces de dix-huit mètres carrés... Les directeurs de division et de département jouissaient d’un plus grand espace vital et de larges baies vitrées offrant une vue enviable sur l’Aventin, le Colisée ou le Cirque Maxime. À tout seigneur tout honneur, le règlement les gratifiait ces messieurs - et ces dames aussi, du moins pour la faible proportion de tels postes occupés par des femmes - d’une surface de soixante mètres carrés - rien de moins - ainsi que d’un vaste plan de travail doté de plusieurs ordinateurs et d’imprimantes, et d’une grande table ovale et d’un écran de projection de PowerPoint ou de vidéos pour leurs réunions. Les visites diplomatiques ou de courtoisie étaient quant à elles reçues au centre de la pièce dans un salon doté de tapis, canapé, table basse et fauteuils. Certains y adjoignaient des plantes d’intérieur, un petit jardin à base d’hévéas, de philodendrons, d’hibiscus ‘ginseng’ et d’hibiscus tressés, de bananiers nains, de yucca ou de cycas du japon.
“Voyez comme ces directeurs sont soigneux !”pensa Sigismund. “Et comme les dimensions de leurs bureaux sont respectueuses de la hiérarchie ! Et comme tout cela est rigoureux, ordonné ! Dire que ce bâtiment a été construit par Mussolini… On dira ce qu’on voudra, l’architecture fasciste, eh bien, elle avait du bon. Tout y est carré et intelligible.”
Sigismund aimait bien cette logique. Il s’arrêta pour méditer et réfléchir un peu, interpellé par une question lancinante qui occupait souvent son esprit pendant ses rondes : chaque couloir du bâtiment faisait trois cents mètres de longueur. De largeur, cent cinquante mètres. Combien de kilomètres devait-il, lui la sentinelle, parcourir chaque nuit ? Il se livrait souvent à ce calcul mental pendant ses patrouilles, et chaque fois qu’il envisageait son boulot sous cet angle il en restait tout ébahi, heureux de l’immensité de l’édifice. Et fier, aussi, fier de la lourde responsabilité sécuritaire qui reposait sur ses épaules, et sur celles de tous ses collègues gardes des organisations internationales, et de tous les casques bleus - ses frères peace keepers.
Au sixième étage, il lui vint l’idée de s’arrêter dans le bureau de Calvari, chef du service de la génétique, imbécile incompétent notoire - même aux yeux des gardiens - parce qu’une dizaine d’années plus tôt, il en avait surpris l’occupant en position délicate avec sa secrétaire. Amusant spectacle et doux souvenir de patrouille nocturne, il voyait encore la scène comme si c’était la veille…
Non loin de là, un certain professeur Columelson, expert généticien, était resté tard à la tâche, comme cela lui arrivait souvent. Il tirait sur sa pipe en maugréant dans sa barbe, et jurait, et insultait son ordinateur. Car celui-ci était beaucoup trop lent à son goût. Il pestait contre son insuffisante mémoire et son disque dur dernier cri, mais incapable de traiter comme il lui en avait donné l’ordre sa fabuleuse base de méta data de gènes et de génomes. Une fois de plus son PC se refusait obstinément aux opérations de virtuosité statistique qu’il attendait de lui. La fumée lourde, très âcre et très épaisse de son tabac de Lattaquié stagnait dans la pièce, en strates de densités variables, du sol au plafond, et s’exfiltrait sous la porte. Maître Sigismund, par l’odeur alléché, pressentait qu’il allait dénicher là l’un de ces loustics noctambules qu’il aimait bien arraisonner. C’était encore l’un de ces bourreaux de travail et fumeurs clandestins invétérés, l’un de ces forcenés qui provoquaient des débuts d’incendie à force de vider leurs cendriers trop pleins dans leur corbeille à papier.
- Sir, What are you doing here ?
La porte ouverte, il campait sur le seuil les mains sur les hanches. Il savait d’expérience comment s’y prendre, avec les forcenés de l’acabit de Columelson, et rien ne valait la manière forte pour se faire respecter en entrant.
Le frêle professeur, tendant le cou par-dessous la lumière de sa lampe, essaya d’identifier ce qui interrompait le fil de ses pensées. Trente secondes avant l’intrusion de Sigismond, son ordinateur venait de cracher la batterie d’indicateurs qu’il en attendait. Aussitôt, ceci avait déclenché l’éclosion d’une myriade d’idées nouvelles et de questions de recherches inédites sur lesquelles lui, Columelson, il pourrait brancher des escouades de thésards. Et aussi, bien sûr, publier toute une série d’articles pionniers et fracassants dans des revues scientifiques à comités de lecture. Qui osait donc le déranger maintenant, à cet instant crucial ? Il crut reconnaitre la trombine de Sigismund. L’un des gardiens qui surveillaient l’entrée des bâtiments le matin.
- Do you know how late it is, Sir? Three thirty a.m. ! fit Sigismund de sa voix d’adjudant. What are you doing ?
- As you can see, I am working ! fit Columelson, stupéfié, éberlué, qui ne réussissait pas à dissimuler un tremblement de fureur dans sa voix. As far as I know, this is my office! Any problem?
- Of course, there is a problem ! fit le garde en fronçant les sourcils. It is three thirty a.m.! You have to leave your office!
- Jeune homme, ce que vous me dites là est étonnant !
- Sauf votre respect, Sir, avez-vous une autorisation de votre chef de division pour travailler à cette heure ? Je le saurais, si c’était le cas ! Il y a une directive, vous ne connaissez pas le règlement ? Interdiction de rester dans le bâtiment au-delà de vingt-et-une heure ! Sauf dispense accordée par le chef de division ! Professeur, vous devez sortir d’ici ! Et éteignez votre pipe, sacrebleu ! Vous ne savez pas encore qu’il est interdit de fumer ? Allez, ouste !
- Pardon ?
- Eteignez votre pipe, Professeur, morbleu ! Et rentrez chez vous ! Bug off !
Columelson fixait Sigismund bouche bée, paralysé d’étonnement. Il n’en croyait pas ses oreilles. Un tel comportement, un ton pareil. Dans une Organisation internationale comme celle-ci ! C’était ahurissant. Il venait, lui, Columelson, de produire des indicateurs essentiels pour l’élucidation d’un problème complexe de biodiversité d’une importance cruciale ! Et voilà qu’un gardien le vidait de son bureau comme un malpropre !
Il fut tenté un instant de hausser la voix et de faire un esclandre, mais il savait qu’il n’aurait pas gain de cause et devrait obtempérer. Il poussa un douloureux soupir, éteignit rageusement sa pipe et son ordinateur, ramassa quelques documents et les fourra dans sa serviette. Il donna un tour de clé, rageusement, aux serrures de son bureau. Il y avait souvent des vols, dans cette respectable organisation, et il savait aussi que son bureau était régulièrement fouillé car il était espionné par certains de ses collègues, tantôt par jalousie, et tantôt pour le compte de certaines représentations diplomatiques.
Ses fréquentes interviews à la télévision inquiétaient ses supérieurs hiérarchiques. Grand expert généticien, auteur d’un projet de traité international sur les ressources phyto-génétiques, ses travaux faisaient trembler les industries semencières et les compagnies internationales de l’agrobusiness. Et en s’appuyant sur une critique de La Logique du vivant, de François Jacob, et de La vie la mort, le séminaire de Jacques Derrida, il développait en secret une théorie selon laquelle le texte vivant du code génétique précédait tous les autres langages, y compris la philosophie et les mathématiques : ce code était selon lui, par excellence, le logos premier, l’Ursprache, l’une des premières incarnations du Verbe créateur.
Pendant ce temps-là, deux étages au-dessus, une scène similaire se déroulait dans un autre bureau, entre un autre gardien et un autre expert, le célèbre professeur Ruetcel, surpris lui aussi en flagrant délit de travail à des heures indues. Economiste, c’était un lauréat du prix Leontief pour l'avancement des limites de la pensée économique, et une légende urbaine voulait qu’aient commencé pour lui des démarches pour des nominations pour un prix Nobel. Il n’était pas au courant de cette rumeur et ne recherchait pas de tels honneurs. Il était l’auteur de recherches non conventionnelles – très controversées, et objet d’âpres polémiques – sur les externalités et les biens communs. Et il préparait lui aussi, secrètement, une théorie révolutionnaire qui rapprocherait les sciences de la vie et les sciences sociales pour une méthode nouvelle de la gestion des problèmes de gouvernance de l’environnement.
Ses thèses et les démonstrations qui les appuyaient irritaient au plus haut point ses confrères mainstream parce que chacune d’entre elles avait quelque chose d’une secousse sismique qui faisait trembler le socle de leur empire. C’était un esprit provocateur, d’une intelligence scientifique proche du prodige. Mais il était inconscient des risques personnels et institutionnels qu’il encourait.
Il dénonçait depuis des années l’insanité du discours sur la mondialisation de la Banque mondiale et du Fond monétaire international, et de toutes les organisations internationales qui leur emboîtaient le pas, car il pressentait depuis plus de dix ans, avant quiconque dans son milieu, que des flux de migrants climatiques massifs allaient bientôt déferler sur les USA et vers l’Europe, y exaspérer les débats sur des politiques identitaires, et exacerber les tensions internationales un peu partout dans le monde. Il travaillait à un rapport pour le Conseil de Sécurité de l’ONU sur ce sujet.
Les deux professeurs Columelson et Ruetcel, menés chacun tel un délinquant par son cerbère, arrivèrent à peu près en même temps dans le hall de sortie devant le guichet de la sécurité où on leur intima l’ordre de signer le registre des sorties tardives. Ils s’exécutèrent, l’un après l’autre : nom, numéro matricule, division, service, la date et l’heure, et signature.
Ils franchirent ensemble un instant plus tard le portail de sortie du bâtiment. Avant de se séparer, ils prirent le temps de se présenter enfin décemment l’un à l’autre, les yeux dans les yeux, et avec une poignée de main de fer, métallique au point qu’elle en était douloureuse. Et en haussant de conserve leurs copieux sourcils. De tels sourcils sont la coquetterie de certains sexagénaires, lesquels parfois mettent même un point d’honneur à les cultiver méticuleusement dans le style broussailleux, voire permaculture.
Columelson rejoignit à pied ses pénates, à deux kilomètres de là, une garçonnière sous les toits du Trastevere, dans la via della Luce, la rue de la Lumière. Comment ne pas céder au charme de cette rue et de son nom, et tout faire pour habiter là, après en avoir aperçu les maisonnettes fleuries et apprécié son calme ? Ses goûts conduisaient toujours Columelson à vouloir toujours pour lieu de résidence des espaces dont la beauté puisse l’apaiser.
Il rentrait chez lui ce soir-là à contrecœur, frustré de n’avoir pas pu progresser autant qu’il le souhaitait dans son travail. Allez, basta, il ne voulait plus y penser. Il reprendrait le lendemain avec des idées neuves. Une sorte de sérénité l’envahit, comme chaque fois qu’il s’engageait dans la rue de la Lumière : la magie du lieu et son charme opéraient.
Ruetcel avait, quant à lui, enfourché sa bicyclette, et s’était enfoncé en pédalant dur dans l’air frais de la nuit romaine. Il longea le Circo Massimo. Le cirque maxime ! Belle métaphore en vérité de l’Organisation pour laquelle il travaillait ! pensa-t-il en se souvenant du numéro de clown des gardiens… Puis il monta en danseuse jusqu’au théâtre Marcello, et bifurqua pour rejoindre la fontaine aux tortues de la place Mattei.
Ruetcel était mélancolique souvent, il se torturait trop les méninges et n’arrivait pas à entretenir des rapports équilibrés avec ses semblables. C’était un taciturne, trop solitaire et trop compliqué, au fond, pour vivre heureux. La ville éternelle agissait sur lui comme un baume qui calmait ses tourments et adoucissait sa cyclothymie.
Il était maintenant presque chez lui, au cœur de Rome. Il habitait à un angle de la place du Campo dei Fiori, au cœur du cœur du temps.
Au centre du Campo se trouvait la statue de Giordano Bruno, brûlé vif ici en 1600 par la Sainte Inquisition pour avoir soutenu l'héliocentrisme et la pluralité des mondes. Lors de son procès pour hérésie, il avait affirmé et répété, sous la torture et jusqu'à sa mort, que l'univers était infini, et il avait défié ainsi ses juges : « Vous me condamnez à mort, mais vous ne pouvez pas me condamner à l'erreur ! »
Sigismond avait-il raison ? Ruetcel et Columelson étaient-ils des dangers publics, des forcenés ?