Irrévérence - épisode 5 (TEXTE)
Où le directeur général d'une agence de l'ONU fait son apparition. On l'appelait "le Pharaon".
Le Pharaon, directeur général de l’agence, avait été élu avec une majorité confortable, rassemblant les votes des pays africains, asiatiques, arabes et latino- américains. Pendant sa campagne électorale, il avait su ménager les pays riches et n’avait pas refusé le dialogue avec les multinationales, conscient de l’importance de les associer à la fabrique de la gouvernance des affaires du monde.
Certes, ses relations avec Washington et Israël s’étaient fortement dégradées parce qu’il avait permis que la Palestine soit admise comme État observateur de l’organisation.
Ce fut un grave incident diplomatique. Mesures de rétorsion immédiates. Les USA ne payaient plus leur contribution obligatoire au budget, et les finances de l’organisation en souffraient de manière alarmante, désormais amputées de vingt-cinq pour cent de leurs ressources. Mais certains murmuraient dans le dos du Pharaon, et il le savait, et il les laissait dire, certains donc disaient qu’avec ce coup d’éclat et le soutien du Sud global, il pourrait peut-être un jour prétendre à la charge de Secrétaire général des Nations Unies.
Originaire d’Alexandrie, il était issu d’une vieille lignée de l’aristocratie qui remontait, excusez du peu, à la dynastie ptolémaïque, au quatrième siècle après J.C. Ses origines lui permettaient de traiter des problèmes de l’humanité avec un zeste d’humour et d’ironie. Et avec une certaine morgue, aussi. Et outre l’arabe et l’anglais, il parlait parfaitement le français, l’espagnol et l’italien. C’était un homme placide, confiant dans son destin et dans son charme discret.
Face aux représentants des états puissants de ce monde, USA, Chine, Russie, Union européenne, ou bien face aux Chief executive officers des géants de la tech et des multinationales de l’agrobusiness ou des big pharma, il se montrait fier de représenter une instance indéniablement super partes. Mais il savait, dans ces circonstances, faire taire sa suffisance naturelle et, conscient du poids financier relativement faible de ce qu’il représentait, il cherchait à deviner dans quelle direction soufflaient et souffleraient bientôt les vents dominants, tout en maintenant une digne posture d’autorité morale. Mais il acceptait, par realpolitik, de s’incliner face aux plus forts lorsque c’était nécessaire. Il avalait alors quelques pénibles couleuvres. Il sauvait les apparences grâce à son masque impénétrable et il gardait pour lui, secrètement, comme un remède aux offenses qu’il subissait, son souverain et atavique mépris pour les nouveaux riches et les nouvelles puissances de ce monde.
Après de tels moments, il contenait aussi longtemps qu’il le pouvait de terribles crises de rage, mais il ne pouvait se retenir de s’emporter ex post, des heures plus tard, auprès de ses proches.
Il était arrivé à son poste par un coup de chance, comme c’est le cas de nombreux dirigeants d’organisations internationales. Personne n’aurait misé sur lui au début de sa campagne électorale, car il n’était qu’un ancien et éphémère ministre égyptien des affaires étrangères, à peine soutenu par la Ligue arabe. Catholique d’Orient de rite byzantin, il n'avait qu’un soutien timide des pays musulmans. Face à lui, deux autres candidats étaient les grands favoris, le ministre espagnol du commerce, champion du groupe des pays riches, et le ministre indien de l’agriculture, champion des pays en voie de développement. Les probabilités de victoire de l’Egyptien étaient de l’ordre d’epsilon pourcent, vraiment quasi-nulles. Les mois qui avaient précédé l’élection avaient été émaillés de toute une série de cocktails, dîners mondains, réunions et conférences, de conciliabules de corridors et de tractations variées à New York, Genève et Rome : un véritable marathon diplomatique. Une semaine avant le jour fatidique, la presse internationale avait fait état de révélations qui avaient aussitôt ruiné la candidature de l’Espagnol. Quelques papiers de journalistes d’investigation avaient lancé des insinuations de conflits d’intérêts et diverses petites boules puantes fiscales et financières. Enfin, cerise sur le gâteau, plusieurs accusations de harcèlement émanant d’anciennes collaboratrices avaient achevé de ruiner sa carrière. Panique à Washington et dans les rangs des pays industrialisés. Ils cherchèrent parmi les autres candidats en lice un profil falot mais décent, un pis-aller acceptable, et ils le trouvèrent en la personne de l’Egyptien. Par prudence, ils achetèrent en outre les votes de quelques délégations de petits pays très endettés, pauvres et corrompus, et c’était ainsi que le Pharaon l’avait emporté sur la ligne d’arrivée, de quelques voix à peine, damant le pion à l’Indien, candidat poids lourd stratégique du Sud global.
Docteur en sociologie de la Sorbonne ayant ensuite décroché un PhD de la Harvard Law School, le Pharaon était un néolibéral convaincu que les occidentaux jugeaient potentiellement docile. En outre, pendant son mandat de ministre des Affaires étrangères au Caire, il avait été un avocat efficace du rapprochement entre Israël et l’Egypte. Enfin, le dossier classé de la CIA le concernant – dûment consulté par le Secrétariat d’État américain avant les élections – ne contenait rien de compromettant. Ces divers atouts avaient achevé de rassurer Washington. Puis ce fut la stupeur, l’esclandre aux yeux des pays de l’Ouest : peu après son élection, il avait invité Yasser Arafat à la tribune de son Agence et fait en sorte que le statut d’État observateur lui soit reconnu par son Assemblée générale.
Le Pharaon fut alors soumis à rude épreuve. À force d’humiliations et de chausse-trappes diplomatiques, son idéal de souveraineté politique et alimentaire des pays en voie de développement avait été mis à mal. Et il se livrait désormais à des considérations amères sur l’exercice du pouvoir. Cette thématique pouvait le mettre en verve, surtout lors de ses entretiens en tête- à-tête avec directeur de cabinet, un certain Farouk. « À part vous, Farouk, personne ou presque ne m’aide vraiment. Les délégations permanentes des pays et leurs ambassadeurs ne cessent de me mettre des bâtons dans les roues et de me chercher des poux dans la tête. Et avec le staff, je n’ai affaire qu’à des courtisans, des intrigants et des ambitieux, des ignares souvent, et des êtres couards le plus souvent, des vermisseaux qui blêmissent dès que je fronce les sourcils et qui se tortillent devant moi en rampant. Et parmi tous ces gens, combien sont des excentriques, des hurluberlus et des cinglés… C’est à pleurer ! ».
Heureusement pour le Pharaon, Farouk, son directeur de cabinet, son ‘dircab’, était l’incarnation de quelques vertus qui lui étaient très chères. Au premier rang de celles-ci se trouvaient la constance dans le dévouement, une abnégation étonnante, un goût presque pathologique pour le secret et une bonne dose de machiavélisme. C’était un Américain d’ascendance turque, fier de ses origines et qui les assumait pleinement, c’est à dire qu’il ne voyait dans sa nationalité US qu’un accident de l’histoire, un outil mis à la disposition de ses ambitions.
Le Pharaon, qui n’était pas dépourvu d’imagination, aimait penser que Farouk avait dans son ADN quelque chose d’un authentique janissaire ottoman. Il exhibait une indiscutable aptitude à faire partie d’un corps d’élite du service public. N’était-il pas infatigable, inaltérable, inoxydable, intransigeant, et parfaitement stable, remarquablement fiable, tantôt froidement affable et tantôt capable d’exécuter froidement des tâches absolument abominables ? Vraiment, il cochait presque toutes les cases des clichés concernant les janissaires. C’était presque un robot, ce Farouk. Et polyglotte avec ça : outre l’anglais, le turc et le français, il parlait couramment le russe et l’espagnol, ce qui lui assurait un excellent entregent avec les ambassades. Une perle, ce Farouk.
Il osait même parfois tenir tête au Pharaon quand il jugeait nécessaire de contrecarrer ses égarements d’autocrate et de le rappeler à la réalité. Lors de ces crises de ménage, le ‘dircab’ savait, en fin de comptes, se ranger à l’avis de son chef, en apparence du moins, en trouvant toujours quelque formule habile qui sauvait sa face aussi bien que la sienne. Farouk était rusé. Mais était-il pleutre, couard, lui aussi, comme tous les autres ? Peut-on, sans l’être un peu, assumer les fonctions qui étaient les siennes ? Mais au fond, et a contrario, n’avait-il pas un certain courage pour s’exposer de la sorte aux rayons toxiques qui émanaient du Pharaon, et de sa névrose radioactive de big boss irrémédiablement mégalomane et pathologiquement narcissique ?
Farouk savait – avec un sens aigu de la responsabilité et de la mesure – informer son chef chaque jour sur les affaires courantes qui méritaient son attention. Dans cet exercice délicat de quelques minutes, il faisait montre de prudence autant que de réalisme. La prudence était indispensable pour échapper aux terrifiantes sautes d’humeur du Pharaon. Le réalisme voulait que, sans complaisance, le directeur soit mis au courant, à temps, et judicieusement, des principaux problèmes, débats, échecs et succès, conflits et avancées qui avaient émaillé la marche de la maison au cours des dernières vingt-quatre heures.
Ce jour-là, comme chaque jour, il y avait trois bonnes et trois moins bonnes nouvelles. Farouk savait les formuler et les doser, chaque fois, afin que leur somme reste nulle, ou proche de la nullité, dans le souci de maintenir l’équanimité du Pharaon.
Première mauvaise nouvelle du jour : le syndicat du personnel s’était emparé d’une affaire de harcèlement qu’il avait fait remonter jusqu’au cabinet de la direction générale. La victime était la secrétaire d’un certain Calvari. Le Pharaon donna à Farouk l’instruction de veiller à ce que le cas de ce Calvari soit suivi de très près et potentiellement renvoyé chez lui dans deux mois qui suivaient. Dans son Agence, il voulait que la parité homme-femme s’impose, et que cessent ce genre d’histoires.
Deuxième mauvaise nouvelle : l’ambassade britannique s’était plainte de retards dans le recrutement d’une éminente scientifique anglaise. Le chef du service dont il était question était ce même Calvari. « À la bonne heure !| » ! s’exclama le Pharaon dans un éclat de rire, et se frappant le front de la paume de sa main.
Enfin, troisième mauvaise nouvelle : l’ambassadeur néo-zélandais avait fait part de son irritation concernant les travaux menés par le professeur Ruetcel et le projet de traité international dont s’occupait un certain professeur Columelson. Leurs recherches et leurs activités pouvaient freiner la libéralisation des échanges commerciaux agricoles et alimentaires.
Comme chaque jour que Dieu fait, les bonnes nouvelles, heureusement, étaient aussi nombreuses que les mauvaises. Première bonne nouvelle, la Chine avait annoncé son intention de faire donation de cinquante millions de dollars pour financer des projets de terrain de développement rural en Afrique subsaharienne. Deuxième bonne nouvelle, un article du Pharaon sur la sécheresse dramatique qui affectait le Sahel venait d’être publié dans The Washington Post, le Guardian et Le Monde, ce qui augurait bien de la récolte de fonds pour les secours humanitaires. Et tertio, enfin, Washington semblait satisfait des premières semaines d’installation de sa nouvelle ambassadrice à Rome, une certaine Ms. Williams, qui prochainement viendrait lui présenter ses Lettres de créance.
Le Pharaon écouta tout cela attentivement, sans commenter. Ce Calvari passait les bornes, pensa-t-il en son for intérieur, mais son compte serait bientôt réglé, à moins qu’il ne fasse jouer de forts soutiens au sein du gouvernement italien. Quant à la Chine, cette donation était à double tranchant. Il faudrait qu’il sache, lui, le Pharaon, expliquer aux USA le pourquoi et le comment de la chose. Farouk vit ainsi le Pharaon s’abîmer en silence dans ses pensées.
- Sir, excusez-moi, puis-je vous rappeler l’heure ? fit-il finalement. La cérémonie dans la salle des conférences commencera dans une demi-heure, et je dois en vérifier une dernière fois les préparatifs.
- Tout est sous contrôle, Farouk ? demanda le patron en se levant de son fauteuil. Il s’approcha de son grand miroir mural, levant le menton, pour ajuster son nœud de cravate.
- Absolument, Monsieur le directeur. Le ministre est annoncé, sa voiture arrivera dans dix minutes.
- Vous avez mon discours ?
- Révisé par mes soins ce matin même.
- Faites-moi voir ça, fit le Pharaon en tendant la main, tandis que Farouk farfouillait dans les dossiers qu’il avait sous le bras pour y retrouver quatre pages en caractères majuscules qu’il tendit servilement à son chef.
- Le déroulement de l’évènement, mon cher Farouk ?
- Le chef du protocole et moi-même recevons le ministre et nous le conduisons dans la grande salle des conférences avec son cortège. Le corps diplomatique, les invités et le personnel sélectionné s’y trouvent déjà réunis. Au programme : d’abord votre discours, puis celui du ministre italien, puis la communication du conservateur national des biens culturels, et enfin quelques paroles du chef de la mission archéologique. Pour conclure, le ministre dévoile l’œuvre d’art, le bas- relief de la déesse de la fertilité, la fameuse Déméter, et il la place solennellement sous les auspices de l’organisation. Il vous cède ensuite la parole pour vos remerciements au nom de la communauté internationale. Durée totale : quarante minutes. Ouverture du buffet. En un peu plus d’une heure et demie, tout devrait être bouclé.
- Allez-y, Farouk. Je vous rejoins.
Le ‘dircab’ s’éclipsa et rejoignit l’entrée du bâtiment où l’attendaient en rang d’oignons le chef du protocole et les directeurs de département. À l’extérieur, une double haie d’honneur de cuirassiers du Quirinal, en grande tenue d’apparat, au garde à vous, se tenait prête à mettre sabre au clair à l’arrivée du ministre.
Le cortège de voitures noires s’arrêta devant le tapis rouge. Le ministre descendit de son véhicule. Une douzaine de haut-fonctionnaires firent de même. Farouk et le chef du protocole leur donnèrent chaleureusement la bienvenue. Ils présentèrent au ministre les directeurs de départements, un à un, pour une poignée de main, puis tout ce petit monde pénétra de conserve dans le hall d’entrée. Ils allaient d’un pas preste, avec la lenteur empressée qui sied à ce genre de procession en de telles circonstances. Tandis qu’ils prenaient place sur l’estrade, des photojournalistes les mitraillèrent dans un crépitement de déclics et de flashes, et un brouhaha de murmures anima les rangs du public.
La femme de Calvari et quelques-unes de ses amies romaines étaient assises juste derrière les premiers rangs, lesquels étaient réservés au corps diplomatique. Elles étaient tout sourires, tout œillades : visiblement elles étaient aux anges de se retrouver là, si bien placées.
Majestueusement, menton devant, son regard d’aigle jaugeant la ferveur de l’assistance, le directeur général fit son entrée d’un pas rapide, précédé du garde Sigismund.
La salle se leva aussitôt avec un bel ensemble tandis que les gardiens préposés aux portes les fermaient pour en interdire désormais l’accès. Monté à la tribune, le Pharaon serra longuement les deux mains du ministre sous les flashes des reporters, en leur faisant face, et ceci bien entendu devant le drapeau bleu de l’ONU et le drapeau italien. Il salua avec un mot aimable chacun des invités présents sur l’estrade puis il prit place en son centre, invitant d’un geste auguste l’assistance à se rasseoir.
« Monsieur le Ministre, Excellences, Mesdames et Messieurs les Ambassadrices et Ambassadeurs et membres du corps diplomatique, Mesdames et Messieurs les observatrices et observateurs, Représentantes et Représentants de la société civile, chers amis et chers collègues, Mesdames et Messieurs, nous sommes réunis ici aujourd’hui à l’occasion d’un geste magnanime du gouvernement de notre pays-hôte, l’Italie. Celui-ci a décidé de nous honorer aujourd’hui en plaçant sous notre garde une magnifique, une exceptionnelle et très ancienne œuvre d’art. Ce qui nous est confié est un bas- relief tout à fait extraordinaire où figure la déesse grecque de la fertilité, Déméter. Cette œuvre récemment exhumée par une équipe d’archéologues est présente ici à côté de moi, juste derrière moi, sous ce voile. Vous pourrez l’admirer tout à l’heure. »
Le directeur termina son speech, salué par de vifs applaudissements. Le ministre lui serra chaleureusement les mains, puis le chef du protocole l’invita à prendre la parole.
Trois ans plus tôt, expliqua-t-il, les fouilles de Crotone avaient mis à jour un temple grec datant de l’an 470 avant J.C. Il s’agissait d’une réplique sans doute exacte du temple d’Eleusis, berceau du culte de la déesse.
« En dépit de la prodigieuse influence d’Eleusis sur le monde antique », poursuivit le ministre, « les représentations de Déméter en bon état parvenues jusqu’à nous sont rares. Par quelque hasard dont l’archéologie est friande, il a fallu que ce fût non pas en Grèce, à Eleusis, mais en Italie, à Crotone, en Calabre, dans la Magna Grecia, que pareille trouvaille eût lieu… »
Le ministre donna ensuite le motif pour lequel les archéologues de l’Academia dei Lincei, la plus prestigieuse des sociétés savantes italiennes, avaient proposé que cette œuvre soit offerte à l’ONU. Pareil chef-d’œuvre ne trouverait-il pas sa véritable place, sa destination naturelle dans l’agence onusienne consacrée à l’agriculture et à l’éradication de la faim dans le monde ? Avec un tel geste, l’Academia dei Lincei et le gouvernement italien remerciaient l’Organisation des Nations Unies, le directeur général et son staff de se montrer fidèles à leur noble tâche. Et désormais, la déesse Déméter veillerait sur elle et protègerait sa mission de Paix.
A suivre…
Merci de lire Irrévérence - le roman-feuilleton de l’ONU ! Si vous avez aimé cet épisode, vous pouvez le partager avec un/e ami/e ou le commenter.