C’était un homme élancé et assez beau, aux manières raffinées, une sorte de dandy masqué, car son élégance, en apparence négligée, était en réalité très recherchée. L’ambassadeur du Brésil, son Excellence Veloso, avait annulé un rendez-vous galant avec sa nouvelle maitresse. Le chef du cabinet Farouk l’avait prié de venir immédiatement, si possible, s’entretenir avec le directeur général de l’agence. C’est donc de mauvaise humeur qu’il y arriva.
Il n’avait pas quarante ans, mais il était très influent dans les réunions du conseil d’administration et de l’assemblée générale. Il fut accueilli par le chef du protocole et ils franchirent ensemble la porte vitrée de l’entrée principale de l’agence, d’un pas rapide.
L’étage du directeur général, alias le Pharaon, contrastait avec le reste de l’édifice. Une sentinelle en gardait l’accès en permanence, on n’y voyait généralement pas âme qui vive, et on avait conscience de pénétrer dans le saint des saints. On y apercevait parfois quelque Prix Nobel, des ministres et des acteurs de cinéma qui jouaient aux ambassadeurs de bonne volonté pour les causes humanitaires onusiennes. Pour ce genre de visiteurs, ces jours-là, se déroulaient un peu partout des tapis rouges.
Ce jour-là, cependant, nul folklore de ce genre pour la visite expresse de l’ambassadeur Veloso.
- Excellence, fit le chef de cabinet en l’accueillant, le directeur aimerait connaître vos vues. Vous savez l’estime qu’il vous porte, et l’importance qu’il accorde à l’influence de votre pays.
- J’en suis honoré, Farouk.
- Nous avons de graves problèmes financiers.
- Que se passe-t-il ?
- Nos caisses sont vides, Excellence.
- Je sais. Les arriérés des contributions des États-Unis.
- Et ce n’est pas tout, Excellence, ce n’est pas tout, hélas. Il y les arriérés, mais il y aussi la volonté des USA de nous imposer une réduction drastique de notre budget annuel. Ils veulent des coupes sombres dans le personnel.
- Elle se chiffre à combien, cette réduction de budget ?
- Quarante pour cent.
- C’est insensé ! Ils n’auront jamais de majorité pour voter ça ! Ils savent très bien que c’est impossible ! Quarante pour cent ?
- Et ils menacent de se retirer de l’organisation s’ils n’ont pas gain de cause. Ils l’ont déjà fait souvenez-vous à l’Unesco. Les Anglais semblent prêts à les suivre. Nous devons préparer une contre-attaque. Excellence, nous comptons sur vous et le Groupe des 77 pour cela. »
Veloso ne put se retenir de soupirer longuement. Il avait appris depuis longtemps à encaisser ce genre de nouvelles. Une jolie petite crise financière et politique s’annonçait.
Il anticipa pour Farouk la réponse que le directeur général attendait de lui : « Notre soutien vous est acquis, Farouk. J’appellerai mon ministre, bien sûr, pour vous le confirmer, et je consulterai le groupe des pays latino-américains, les africains, les arabes et les asiatiques, mais ce ne sera qu’une formalité. »
Farouk s’excusa, et se retira pour pénétrer dans le bureau de son chef à travers sa double porte capitonnée. Resté seul, Veloso méditait ce qu’il venait d’entendre. Il aurait voulu avoir immédiatement en face de lui le patron, qui avait demandé d’urgence à le voir en le privant d’un rendez-vous galant. Mais naturellement le chef de cabinet venait de prendre sa température et de le chambrer pour préparer la réunion. Il était las de ces histoires, las de l’arrogance sans fin des États-Unis, et las aussi des jérémiades de Farouk.
- Cher Veloso, comment allez-vous ? fit le Pharaon.
- Ma foi, je ne saurais me plaindre, je vous remercie. Et vous-même ?
- Très bien, comme toujours, Veloso. Mais, mon ami, je ne vous cacherai pas que les devoirs de ma charge sont parfois... pénibles. Oh ! Je sais, je ne devrais pas vous dire ça. Mais pourquoi vous le cacher ? Vous le devineriez. Et on vous a parlé. Nous avons de terribles difficultés financières, et Farouk vous a dit les intentions de Washington à notre égard.
- En effet.
- Les prochaines réunions de notre conseil d’administration seront mouvementées. Les représentants de Washington ont carte blanche pour nous rendre la vie impossible. Ils menacent de se retirer de l’organisation.
- N’avez-vous pas quelques informateurs à Washington pour vous renseigner un peu plus sur leurs véritables intentions ?
- Certains me laissent entendre que cette fois-ci le Président ne peut plus résister aux pressions du Congrès. Je crains le pire. Veloso.
Pour que le directeur se livrât de la sorte devant le représentant d’un pays membre, il fallait que sa préoccupation fût vraiment grave.
- Veloso, surtout, je vous en prie, n’éventez rien ! Que cela reste entre nous ! Je parle ici au pays et à l’ami qui ont soutenu ma candidature. Pas de fuites, je compte sur vous. Un peu plus tard, quand la tournure des événements pourrait le rendre éventuellement nécessaire, je ne dis pas. Pour l’instant...
- Pour l’instant ?
- J’aimerais surtout vous entendre. Sur qui pouvons-nous compter ?
- Nous aurons une large majorité. Nous sommes maintenant plus de cent trente pays. En face, il y aura les États-Unis, le groupe des « saxophones », Anglais, Canada, Australiens et Néo-Zélandais, et quelques autres membres de l’OCDE. Ils seront battus.
- Et si les Américains se retirent de l’organisation, comme ils l’ont fait à l’Unesco, que ferez-vous, que ferions-nous ?
- Nous vous appuierons, bien entendu ! Les journalistes seront sur le coup. Il y aura de beaux scoops. Vous pourriez organiser quelque chose dans le genre : « Les États-Unis se désintéressent de la misère et de la faim dans le monde », ou bien « La Maison Blanche se fiche des organisations humanitaires ». Ils lanceront leur propagande pour vous dénigrer, Ce sera une belle tempête, mais ça passera. Et ils reviendront après les prochaines élections américaines, si ce sont les démocrates qui gagnent. »
Veloso refusa d’être raccompagné par Farouk à la sortie. Il commençait de nouveau, comme cela lui arrivait souvent, à douter de l’utilité de son job. Dieu ! Qu’elle fonctionnait mal, la machine onusienne ! Avec les menaces que brandissait Washington, la crise promettait d’être douloureuse. Il y aurait des réunions à n’en plus finir, et des séances de travail interminables, jusqu’à l’aube, pour les comités chargés de la rédaction des comptes-rendus des séances. En fin de parcours, comme d’habitude, interviendraient des négociations. Certaines de leurs clauses seraient secrètes, déshonorantes ou inavouables, mais permettraient in fine qu’émerge un consensus. Chacun y retrouverait ses petits ‒ ou bien simulerait de les y retrouver. Et chaque ambassadeur pourrait faire, la tête haute, son rapport à son gouvernement.
En passant devant le kiosque à journaux du rez-de-chaussée, l’ambassadeur Veloso acheta la Repubblica. En première page, dans la tribune du jour, un ténor de la gauche italienne faisait une apologie de l’Onu. « Dire qu’il y a des imbéciles qui pensent que l’Onu est l’avenir de la planète », grommela Veloso dans sa barbe en gagnant la sortie du bâtiment. « Dire que cette idée se répand, et que des politiciens de tous bords un peu partout dans le monde tôt ou tard dans leur carrière affirment que l’Onu est la planche de salut de l’humanité ! Et je te l’arrose de compliments, et je lui octroie toutes les vertus ! Et je proclame qu’elle est admirable, sa belle neutralité ! Incomparable, son universalité ! Unique, sa capacité de traiter les problèmes à long terme ! Et c’est parti pour le développement durable ! L’éradication de la pauvreté ! L’égalité entre hommes et femmes ! La santé et l’éducation pour tous ! La fin de la misère et de la faim dans le monde ! La sauvegarde de l’environnement ! L’Onu, ange gardien de la planète, de l’humanité et des générations futures ! Et hop ! En voiture tout le monde ! Et c’est parti pour les programmes du millénaire et le développement durable ! Terminus, le paradis sur terre ! »
Veloso arborait sa face ténébreuse et sombre, noble et contrariée, presque furieuse, qui provoquait des ravages dans son sillage, dans les couloirs de l’organisation. Sur le seuil du vestibule à l’entrée, il croisa une silhouette qui lui était sympathique : Corine de Védive, la responsable du Bureau des relations extérieures, une sorte de ministre des Affaires étrangères de l’organisation. De Védive était une remarquable machine intellectuelle, dotée d’une rapidité parfois stupéfiante. Elle avait quelque chose d’une Bonaparte, cette Corine de Védive. Extrêmement vive, brillante, impétueuse, irréductible et incontestable. Ces traits de caractère avait séduit Veloso dès leur première rencontre. Et de Védive, pour ne rien gâcher, était une très belle femme.
- Vous sortez du bureau du Pharaon, je parie ! fit-elle. Votre mine et votre humeur n’ont rien pour m’étonner : je n’ai jamais vu personne sortir heureux d’une réunion avec lui.
- Ah ! De Védive ! Que j’aime votre humour ! Mais non, ce n’est pas le Pharaon qui me désole. Il y a pire. Regardez ce journal. Cette tribune. Une apologie de l’Onu.
Veloso poursuivait. À ses yeux, aucun des gouvernements ne souhaitait voir traiter les vrais problèmes à leur racine. Ils avaient trop peur que cela ne se fasse au détriment de leurs intérêts.
Corine de Védive l’écoutait, elle avait vu beaucoup de ses collègues et bien des ambassadeurs passer par des crises de ce genre. Tous avaient fini par se calmer, bien sûr, emportés par la routine et la résignation. Et par leurs copieux salaires à la fin du mois. Et puis… le poste de Veloso était enviable, comparé au sien ; il lui suffisait d’être le porte-parole et l’informateur de son gouvernements. Il n’avait qu’un seul patron : son pays. Tandis que les hauts fonctionnaires de l’organisation, eux, avaient autant de patrons que l’organisation comptait de pays membres, plus un autre, déprimé chronique : leur conscience, laquelle s’embourbait bien souvent, pitoyablement, dans leur soumission à des situations intolérables. De Védive devait se rendre à une réunion, elle n’avait pas le temps de parler, elle prit congé de Veloso mais lui promit de l’appeler pour un déjeuner.
Veloso s’en réjouit, et pour achever de se changer les idées, il renvoya son chauffeur et sa voiture pour regagner son bureau à pied. Mais chemin faisant, il ruminait encore et indéfiniment ses pensées sombres. Cette boîte, l’Onu. On s’y étripait entre pays riches et pays pauvres. Pot de fer contre pot de terre. Est-ce que leurs conflits, hérités de toutes les guerres et de toutes les campagnes de colonisation qui s’étaient succédé au cours de l’histoire de l’humanité pourraient jamais, un beau jour, avoir une fin ?
Quand les Espagnols, les Portugais, puis les Anglais, les Français, les Allemands, les Hollandais et les Italiens furent vaincus et que s’amorça la décolonisation, qu’avaient-ils laissé derrière eux ? Après plusieurs siècles de soi-disant civilisation, ils abandonnaient à eux-mêmes des peuples affamés et analphabètes… Et les USA aujourd’hui, que laissaient-ils dans leur sillage après leur passage, en Afghanistan, en Irak et ailleurs ? Dans les conférences internationales auxquelles il assistait depuis une dizaine d’années, Veloso était toujours stupéfait par l’arrogance et la condescendance de leurs ambassadeurs. Ils avaient encore et toujours une mentalité coloniale. Ils savaient à la place des autres ce qui était bon pour eux et pour la planète, et ne cessaient pas de donner des leçons ! Le même vieux colonialisme de toujours était là, à l’œuvre, bien vivant, au cœur de tous les rouages institutionnels internationaux ! Et le Fonds monétaire international et la Banque mondiale « prêtaient » de l’argent aux pays du Sud, mais d’où venait-il, cet argent ? Du pillage des colonies pendant des siècles ! Et ces éminentes institutions avaient le culot de mettre des conditions à ces prêts. En fait, tout ceci était absurde ! Le monde à l’envers ! Et la nouvelle préoccupation des pays du Nord et de l’Ouest, maintenant, au début des années 2000, c’était le climat, et les générations futures. Mais quel futur ? Quel futur pour les enfants, dans les conflits à basse intensité un peu partout dans le monde ? Et en Haïti ? En Palestine ? Ces enfants-là, ils n’avaient pas de futur ! Ils n’avaient même pas de présent ! Ils crevaient comme des mouches de faim et de maladies, quand ce n’était pas sous des bombes ! Ils n’étaient pas préoccupés par leur futur, ces enfants. Ces enfants et leurs parents, ce qui les préoccupait, c’était leur présent ! Le futur, c’était une préoccupation de riches, une angoisse de petits-bourgeois occidentaux ! Quel sens cela a-t-il, pour un enfant qui ne mange pas à sa faim depuis des jours, de s’occuper du climat ?
Veloso longea le Palatin, se dirigea vers l’arc de Constantin. Au bout de l’avenue des Fori Imperiali, une bonne part de ses soucis l’avait quitté. Il gagna la Piazza Venezia. Il admira, amusé, l’agent de police qui réglait la circulation. Sur le petit podium qui trônait au centre de la place, le vigile urbano se livrait à un étrange solo. Gants immaculés lui remontant jusqu’au coude et casque blanc haut-de-forme, dominant toute la place, impassible et seul face à une horde déchaînée d’automobiles et de motorini, son sifflet à roulette bien embouché et mis énergiquement à contribution, il administrait miraculeusement, et très paradoxalement, ce qui ne sera jamais administrable ‒ un embouteillage romain. Il exhibait ce-faisant un très exemplaire sens du devoir, et à bien le regarder on devinait sa haute conscience de l’absurde et de la nécessité de sa fonction. Et du sacrifice qui était le sien. Depuis… des millénaires. Était-il une métaphore de la mission impossible des Nations unies ?
À suivre…