Prologue. Une voix sibylline se fait entendre.
Cette voix s’élève vers le ciel depuis les forêts, les villages et les cités, et enfin les académies savantes. Elle annonce ce qui est, et ce qui viendra.
L'Académie est composée d'un nombre fini ‒ mais croissant ‒ de personnes qui étudient l'amour et qui toutes, qu'elles soient élèves ou maîtres, s'y consacrent nuit et jour.
Chaque disciple est contraint/e de régler sa vie selon des lois et coutumes qu'il ou elle doit découvrir pour ajuster sa conduite à des valeurs qui lui sont inconnues, parmi les ressortissant/es de cultures et d’histoires distinctes de la sienne.
L'Académie est diffuse, tentaculaire, elle est un mycélium, elle est partout, et nulle part : ses classes sont dispersées parmi cent mille universités savantes, cités et villages, et parmi des millions de hameaux et chaumières. Certaines écoles n'ont pour abri qu'une simple grotte, une cave, une cabane. Il n’est point de pays où l'Académie ne soit présente, et point d'humaine vie qui ne soit marquée peu ou prou par son enseignement.
Les connaissances et les rencontres que réserve l’Académie à ses étudiants sont imprédictibles. Les littéraires y accèdent à des énigmes mathématiques et les scientifiques au sanscrit et aux lettres hébraïques, aux arcanes sacrés.
Le Breton découvre la peau de soie des Balinaises, la Lapone la courtoisie des Francs, la Chinoise les appétits de la Teutone. Le Bantou, ceux de l’Inouit. Et les Queers argentines et les Trans brésiliens peuvent y apprécier les humeurs puissamment odorantes de la Papouasie ainsi que le désir parfaitement pur des houris.
Comme tous les étudiants, j'ai voyagé dans ma jeunesse. J'ai cherché l'âme sœur dans les jungles, les villes et les campagnes qu’il me fut donné de traverser, sous le soleil de déserts hostiles, au fond de mines dangereuses, et parmi les sommets de hautes montagnes. J'ai souvent cru la trouver, cette âme sœur. Je sais les émerveillements, les délices et les cruautés que nous réserve l’illusion de l’avoir enfin rencontrée, et la conviction délirante que l’on peut être entendu.
A présent que mes jambes ne peuvent presque plus me porter, et que le temps de mes folies est passé, je me prépare à mourir en compagnie de quelques-uns mes souvenirs rassemblés autour de moi, pour certains consignés dans des carnets et des dossiers.
Je me prépare, aussi, en compagnie de quelques étudiantes et étudiants qui viennent jusqu'à moi, de temps en temps, après que le directeur et la directrice leur ont donné pour cela carte blanche. Quand je serai mort, ils enseigneront à d'autres l’Art de l’amour que je leur aurai montré, car c'est ainsi que l'Académie perdure.
J'affirme que l'Académie est indestructible. De noirs esprits pourtant dotés d'intelligence prétendent qu'elle est en crise, en train de disparaître. Que ses méthodes et ses techniques ont vieilli. D'autres vont jusqu'à soutenir que ses valeurs, son système d'information et ses réseaux de communication ont connu un délabrement tel, ces dernières saisons, que le contrôle des filiales n'est plus assuré. On soutient même, sans sourciller, que des trafiquants, des brigands et des hérétiques s'y sont infiltrés et que leurs propagandes et leurs complots tecnologiques prospèrent.
Certains disent que la directrice et le directeur sont morts. Des mystiques et des gourous en extase, des influenceurs par millions annoncent des apocalypses. Ils voient partout des fantômes et la mort, la mort elle-même. Et il existe des financements consistants mis à la disposition de ces sombres prédicateurs.
D’autres pseudo-gourous et technocrates multimiliardaires promettent la lune et mars, ils vivent de cela. Ils en tirent du pouvoir, et toutes sortes d’avantages. Ils essayent de pénétrer et de corrompre l'Académie. Mais ils ne sauraient l’inquiéter vraiment. Leurs méthodes sont ingénues, bien que leurs témoignages soient fourbes. En vérité, leurs paroles sont insensées. Et vains sont leurs efforts, vaines leurs effusions, impuissants leurs dollars et leur or.
Il existe ainsi, depuis l’origine du monde, toutes sortes de faux prophètes et d’ultra-riches qui s’élèvent et séduisent les foules. La directrice les connaît bien, elle les écoute en audience parfois, ces charlatans, et elle les utilise même, occasionnellement, elle les manipule pour certaines missions et travaux particuliers parmi les hommes.
Mais leur efficacité reste chiche. La peur qui inévitablement les habite , ces semeurs de zizanie, les rend tôt ou tard ridicules. Et l’agitation qui est la leur et qu'ils sèment de par le monde disparaîtra dans l'oubli, comme toutes les brumes et toutes les fumées.
Car comme il est dit dans le Livre des Prophéties de Chilam Balam :"Toute nuit et tout jour / Tout soleil et toute lune / Passe / Et chemine, aussi. / Également tout sang arrive / Au lieu de sa quiétude."
Il existe une légende que je voudrais évoquer ici, car elle suggère que nous pouvons tous trouver une telle quiétude, le lieu d’une telle quiétude.
Au sein notre Académie, cette histoire est depuis des siècles une source d’émerveillement et de sagesse. Nous la devons au très grand poète Farid Uddin Attar, maître soufi, et elle s’appelle « La Conférence des Oiseaux ». Que ceux qui la connaissent me pardonnent, qu’ils aient l’indulgence de me laisser brièvement l’évoquer ici.
En ce temps-là, le vaste peuple des oiseaux de la terre s’entre-déchirait en de perpétuelles guerres. Lassés de leurs querelles, de leurs batailles sanglantes, de leurs piaillements, de leurs coups de becs et de griffes, et de leurs jérémiades infinies aussi, les volatiles écoutèrent ce que leur prêcha un jour la huppe : pour venir à bout de leurs conflits, devaient partir à la recherche d’un oiseau mythique sensé être leur maître, le Simorgh.
Il leur faudrait traverser sept vallées : la vallée de la Quête, où le voyageur quitte tous ses dogmes, ses croyances et ses doutes; la vallée de l’Amour, où il perd la raison; la vallée de la Connaissance, où tous les savoirs acquis deviennent vains; celle du Détachement, où tout désir s’efface et où tout ce qui est supposé réel s’évanouit ; celle de l’Unité, où l’on prend conscience que tout est relié, interconnecté, solidaire, et se fond dans une unique harmonie; celle de l’Émerveillement, où la beauté engendre la transe, où le voyageur prend soudain - et finalement ! - conscience qu’il n’a jamais rien su ni compris ; et pour finir, la vallée de la Pauvreté et de l’Anéantissement, où disparaissent l’ego et le temps.
Seul cet antique sage disparu, exilé, réfugié dans un pays lointain, saurait les guider pour que règne la paix dans le grand empire du ciel.
Les oiseaux partirent en voyage, traversant ces vallées et leurs fleuves, affrontant des déserts et des jungles, s’embarquant sur des mers où ils subirent de formidables tempêtes. Ils parvinrent enfin aux contreforts des montagnes inaccessibles où le Simorgh avait trouvé refuge.
Ils endurèrent encore le froid et la grêle, des orages et des ouragans, des disettes et des épidémies. Beaucoup d’entre eux étaient déjà morts d’épuisement, de soif, de chaleur, d’accident ou de fièvre, ou dévorés par des bêtes sauvages. Et beaucoup allaient encore mourir, emportés par leur faiblesse, au cours de l’épreuve ultime de l’ascension de la plus haute des montagnes.
Lorsqu’enfin ils atteignirent la résidence du Simorgh, ils apprirent que le Simorgh n’était pas là pour les gouverner. Si-morgh, (سی مرغ), en persan, signifie “trente oiseaux”. La voie de l’illumination se trouvait en en eux-mêmes, dans leur unité, alors qu’ils la cherchaient sans la trouver un peu partout dans le monde. Abasourdis, éblouis, et non sans une tremblante stupeur, ils découvrirent qu’ils étaient leur propre maître.
N'y a-t-il pas là comme une formidable métaphore des aventures de l’humanité ? Tout est là, de nos malheurs, de nos querelles, de nos souffrances et de nos joies, de nos extases et de nos engagements.
Et ne peut-on voir là, aussi, une métaphore de l’épopée des Nations Unies depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, Hiroshima et Nagasaki ?
Fantastique expédition de l’humanité tout entière ! Spectacle très extraordinaire en vérité !
Et puisqu’il m’a été donné de participer à cette belle épopée comme humble technicien de la paix, puisque pendant plus d’un demi-siècle j’ai eu le privilège de faire partie du cortège de cette belle envolée des nations - étonnants oiseaux en vérité - , et puisque cette Académie m’y invite, enfin, j’accepte aujourd’hui le bel honneur qui m’est fait de pouvoir prendre la parole pour raconter un peu de la tragi-comédie dont il s’agit, et de ce que j’ai vu et vécu là, au milieu des plumes…