Irrévérence - épisode 7 (TEXTE)
Où l’on assiste au débarquement libérateur, à Rome, d’une Black American Princess surnommée Pitbull-Panzer
La nouvelle ambassadrice américaine auprès de l’ONU à Rome, Ms. Williams, dont c’était le premier séjour en Italie, découvrait bouche bée et déconcertée la ville et son histoire, partageant son temps entre des émerveillements gastronomiques, des consternations logistiques, et des chocs historico-culturels. À force de pizza-pasta-supplì-spritz, son surpoids devenait problématique. Ses containers avec ses centaines de chaussures et toutes ses garde-robes avaient été retenus aux douanes de Fiumicino et tardaient, scandaleusement, à lui être livrés, en dépit de ses privilèges diplomatiques. Cette situation l’irritait au plus haut point, elle se sentait handicapée, obèse et mal habillée. Ms. Williams était en souffrance, et elle avait décliné l’invitation du directeur général à la cérémonie d’inauguration du relief de Déméter car elle avait eu peur d’y faire mauvaise figure.
Sa résidence spectaculaire trônait sur la corniche de l’Aventin juste au- dessus du Circo Massimo, et sa terrasse offrait une vue d’un privilège inouï sur le palais impérial d’Auguste. Le staff de son ambassade américaine et son agence immobilière l’avaient convaincue au téléphone, un mois avant son arrivée, que cette prodigieuse villa serait de son goût, qu’elle impressionnerait ses visiteurs et ferait honneur aux Etats-Unis d’Amérique. Elle avait suivi leur conseil mais dès qu’elle y débarqua, sa déception fut immense.
Toute sa vie, les grandeurs impériales lui avaient inspiré force respect. Mais franchement cette location, trouvait-elle, tenait de l’entourloupe – on l’avait prévenue, d’ailleurs, l’Italie c’est bien connu est peuplée de charmants et dangereux escrocs, bonimenteurs et charlatans. Pour sa maison, elle avait rêvé à quelque chose du genre Musée et Villa Getty à Los Angeles, par exemple. Quelle déception que la sienne, lorsqu’elle découvrit une morne bâtisse grise des années soixante. Pour le Cirque maxime, elle avait en tête le décor de la course de chars de Ben Hur.
Bravo, elle était servie, ce n’était qu’une ruine en creux, par défaut, toute en absence, une sorte de suggestion, bref, c’était à son avis une mauvaise plaisanterie. Et ne parlons pas de la maison d’Auguste et de sa femme Livia, ce vaste tas de briques rouges. Ces navrants et déprimants vestiges étaient pitoyables, sales et mal entretenus, affligeants, à la limite du pathétique et de l’irresponsabilité culturelle et historique. L’Italie n’avait-elle pas un devoir à l’égard de la civilisation occidentale et de l’humanité tout entière, le devoir d’entretenir son incroyable patrimoine ?
Ms. Williams était afro-américaine. Elle ne se lia au début qu’avec très peu de ses collègues ambassadrices et ambassadeurs : elle s’était limitée à ceux du Royaume Uni, de l’Australie, du Canada et de Nouvelle Zélande, des valeurs sûres. Elle les invitait deux fois par semaine à dix-huit heures pour un cocktail sur sa terrasse. Ces contacts lui furent précieux pour nuancer ses premières impressions sur la ville éternelle, et grâce à eux pu mettre un peu de jugeotte dans ses considérations sur la chienlit italienne.
Elle sut se faire apprécier d’eux en raison de son hospitalité généreuse, de sa jovialité, de son franc-parler et de son tempérament de boute-en- train.
À leurs yeux, elle était un archétype de Black American Princess. Il leur arrivait de hausser les sourcils d’étonnement devant certaines de ses extravagances. Et ils fermaient les yeux sur la banalité trop souvent désespérante de ses propos, sur ses écarts de langage insolites et enfin sur ce qu’ils s’accordaient à considérer comme une incurable, une indécrottable vulgarité. Situation paradoxale que celle de ces ambassadrices et ambassadeurs vassaux de l’Amérique. Ils utilisaient le terme de B.A.P. dans ses deux acceptions : ils étaient admiratifs pour son mérite d’une part, mais utilisaient ces initiales par ressentiment. Ils en souriaient parfois entre eux avec indulgence – non sans clins d’œil de connivence. Leur attitude reflétait en réalité autant leur snobisme et leurs préjugés que leur provincialisme et leur inconscience historico-culturelle, leur ignorance. Ils étaient des arriérés. Sur tout cela, Ms. Williams était parfaitement consciente et lucide, et elle savait tourner à son avantage les paradoxes de sa situation.
Les membres de ce petit gang diplomatique anglo-saxon – que les autres pays surnommaient ‘le club des saxophones’ – se promettaient de donner du fil à retordre au directeur général, alias le Pharaon. De bombarder de leurs critiques acérées son administration pléthorique et monstrueusement bureaucratique. D’exiger des coupes sombres dans ses budgets et son personnel. Et surtout, de protéger, sans faire trop de vagues, le bon fonctionnement et le business as usual du système alimentaire mondial.
Face aux cent trente pays du Sud, le fameux « groupe des 77 », ils ne représentaient qu’une minorité au sein de l’Assemblée générale. Mais financièrement, ils faisaient le poids, plus de la moitié du budget venait de leurs contribuables. De quoi gagner beaucoup de parties de bras de fers concernant les programmes et les activités, les priorités, etc. Et chacune de leurs ambassades disposait aussi de ressources variées pour saper, voire démolir, la cohésion des 77, en semant la zizanie dans leurs rangs, par tous les moyens avouables et non avouables.
Les saxophones avaient accepté Ms. Williams comme leur chef de file, car ils lui reconnaissaient de cocher toutes les cases du mérite. Carrière fulgurante, en effet, que celle de cette quinquagénaire : Harvard School of Law, avocate de choc à Wall Street, puis cheffe des négociateurs américains à l’Organisation mondiale du commerce. En d’autres termes, elle avait été la personnification de la politique commerciale américaine, ce qui n'était pas rien. Elle s’y était un peu brûlé les plumes, d’ailleurs, et ceci aussi, aux yeux des diplomates occidentaux de Rome, était à porter à son crédit. Ses positions trop radicales et ses déclarations outrancières à Genève face aux pays en développement avaient perturbé les relations du département d’État avec divers pays africains. Elle avait compliqué la gestion de plusieurs conflits armés et dérangé la stratégie de Washington, du Pentagone et de la CIA en Afrique. Ses faux pas et son arrogance l’avait rendue insupportable dans le monde diplomatique genevois.
Le Great Old Party, où elle avait de bons amis et de solides appuis avait toujours eu à cœur de soutenir sa carrière. Elle était un atout pour eux. Car Ms Williams savait se montrer intraitable et impitoyable, et rien, jamais, aucun obstacle ne pouvait l’arrêter lorsqu’il s’agissait de négociations : elle écrasait sans état d’âme tous ses adversaires.
Depuis Wall Street, elle trainait une réputation de bouledogue capable de se métamorphoser en pitbull pour peu qu’on chatouille sa susceptibilité. Et à Genève à l’OMC, cette sympathique réputation de chienne s’était enrichie d’une autre, celle d’un char d’assaut. D’un blindé invulnérable que rien ne pouvait arrêter. D’un Panzer. C’était là d’ailleurs désormais – Panzer ‒ son surnom au sein de l’administration américaine.
Où qu’elle se trouve en poste, à Washington, à New York, à Genève ou à Rome, et en appui à sa notoriété, Pitbull-Panzer accrochait au mur de son bureau, derrière son fauteuil, et à côté de la bannière étoilée, bien en vue pour que tous ses visiteurs puissent la lire, comme un talisman, une fameuse citation de Thucydide. « Les forts font ce qu'ils peuvent, et les faibles souffrent ce qu’ils doivent souffrir... » Pitbull-Panzer, justifiait ainsi ce que certains osaient appeler « l’impérialisme » et le « modèle démocratique » américains, qui pour elle n’étaient que des manifestations évidentes du sens de l’histoire.
À la suite de ses déboires africains, il avait fallu exfiltrer Pitbull-Panzer, lui retirer la gestion du dossier mondialisation à l’OMC, et lui trouver un poste honorifique, quelque chose qui puisse ressembler à une promotion. Ou à défaut, qui soit un placard, mais qui puisse se présenter comme une villégiature. Le Great Old Party l’avait appuyée et c’était ainsi qu’elle avait décroché Rome.
Ms. Williams n’était pas sans talent, et elle savait se mettre dans la poche et étonner et retourner ses collègues, ses pairs, ses interlocuteurs, et même la plupart du temps ses adversaires. On l’excusait, on lui pardonnait, on devenait ses amis, et même ses meilleurs amis – ou bien de clairs et presque définitifs ennemis. Presque, car en diplomatie il ne faut jamais dire : « Fontaine je ne boirai jamais de ton eau ».
Nul blâme pour Ms. Williams, nul blâme comme dit le Yi Ching. Son jeu était clair comme du cristal, à défaut d’être élégant.
Avec ses collègues anglosaxons de Rome, elle avait vite rompu la glace et elle avait ainsi réussi à forger une alliance robuste. Leurs conspirations pourraient bientôt se déployer efficacement.
Ils lanceraient des rumeurs et des boules puantes dans les corridors, feraient et déferaient des réputations, provoqueraient des esclandres et des affaires. Ils feraient en sorte que les pays pauvres ‒ ceux dont les ambassadeurs les courtisaient ‒ reçoivent une assistance et des financements substantiels. Et que ceux qui leur étaient hostiles en soient privés.
Ils feraient pression pour placer leurs pions, des chefs de service ou des directeurs, à des postes stratégiques dans les organigrammes. Ils voudraient comme responsables de commissions des représentants de grandes firmes multinationales porteuses de technologies de pointe. Et si des conflits d’intérêts étaient découverts, ils proposeraient vite des remplaçants et étoufferaient les scandales. Et ils financeraient leurs thèmes favoris, leurs dadas et leurs danseuses : gene editing (CRISPR et OGM), agriculture digitale, partenariats public-privé, blended finance, etc.
Ah ! Ils n’avaient qu’à bien se tenir, les ennemis de la modernité et de la mondialisation, et les amis et les suppôts de la Chine et de la Russie ! Les adversaires obscurantistes de la science et de la technologie ! Les bien-pensants des ONG qui parasitaient les finances des agences onusiennes ! Qui soutenaient des concepts fumeux et pseudo-scientifiques ! Aux chiottes l’agroécologie, les diètes soutenables, la permaculture et autres lubies ! Dégagez, bandes d’arriérés et de charlatans ! Place aux gens sérieux, qui sont, eux, capables de protéger l’environnement et le monde des affaires, de nourrir bientôt dix milliards d’hommes, et de propager la paix et la démocratie dans le monde par les armes s’il le faut, et quand il le faut !
Lors de la présentation de ses lettres de créance au Pharaon, le courant ne passa pas. Ils savaient chacun à quoi s’en tenir sur l’autre : on les avait briefés. Le Pharaon avait accepté cette nomination sans se faire d’illusion : il n’en attendait que des ennuis. Mais c’était la règle : il ne pouvait pas ne pas accueillir dignement, et avec les honneurs dus à son rang, cette nouvelle ambassadrice, cette redoutable princesse américaine, n’est-ce pas ? Quant à Pitbull-Panzer, elle savait bien, sans état d’âme, qu’elle devait subir cette poignée de main pour assumer son poste, et elle ne fit pas d’esclandre. La prise de contact fut donc glaciale et brève. Ils étaient l’un et l’autre contraints de passer par cette formalité. Mais le contentieux était lourd, et a priori il durerait aussi longtemps que serait en place, à Washington, l’administration républicaine qui avait envoyé Ms. Williams à Rome.
Lors de sa première prise de parole en séance plénière de l’Assemblée générale, elle adopta un profil bas, comme le lui avait ordonné le département d’État. Elle fit une simple déclaration de politique générale concernant le commerce et les investissements, et ne s’opposa pas à l’approbation ‒ prévue à l’ordre du jour ‒ de divers rapports. Toutefois, ne pouvant réfréner sa propension à donner quelques coups de griffe à droite et à gauche, afin d’entretenir un peu d’appréhension dans l’assistance quant à ce que pourraient être ses interventions futures, elle jugea opportun de qualifier d’irresponsable ‒ et de déficit de gouvernance grave ‒ les retards de l’ONU pour contenir l’attaque de sauterelles qui dévastait le Sahel.
Après avoir ainsi pris ses marques de manière rassurante pour tout le monde, elle se réservait le plaisir de donner quelques bons premiers coups de pied dans la fourmilière à laquelle elle avait affaire. Elle commencerait d’ailleurs chez elle, à la maison, par bouleverser l’organigramme de son ambassade pour mettre au pas ses subalternes en cassant leur train-train et leurs connivences avec le staff de l’agence onusienne.
Puis elle adopterait la manière forte pour se faire respecter d’emblée dans les débats des comités et commissions où elle représentait l’oncle Sam. Elle avait reçu instruction de tout faire – lors des innombrables conférences, réunions, sessions de travail des commissions – pour bloquer l’émergence d’idées concernant de nouveaux traités internationaux, et faire obstruction à tout nouveau projet de norme contraire aux intérêts nord-américains.
Il y avait notamment deux chapitres sur lesquels Washington l’avait briefée. Un généticien suédois sans doute cinglé nommé Columelson s’escrimait depuis dix ans pour faire accoucher l’agence d’une convention internationale sur les ressources génétiques. Un malade. Formé à Berkeley et repéré-fiché par la CIA dès sa première année de fac. Et un économiste crypto anarcho- sandinisto-communiste, français, du nom de Ruetcel, qui conduisait un projet dangereux. Comme il y avait une « exception culturelle » dans l’accord de l’OMC sur la mondialisation, ce malade voulait l’installation d’une « exception agricole ». La porte ouverte au protectionnisme, aux taxes et aux subventions. Un dinosaure et un cinglé. Un Tyrannosaurus Rex fou furieux, un revenant de la préhistoire qu’il fallait détruire et réduire en cendres au bazooka et au lance-flammes.
Et enfin, last but not least, Pitbull-Panzer avait mis dans son collimateur Farouk, le directeur de cabinet du Pharaon. Un turco-américain d’une parfaite loyauté envers son directeur général, disait son dossier à la CIA. Il n’y avait semblait-il pas d’espoir de le retourner. Avec un lascar de ce genre, l’ambassade de Pitbull-Panzer n’entretiendrait que des communications de service : il n’y avait rien à attendre de cet ingrat, de ce traitre. Elle se promettait de lui faire passer de mauvais quarts d’heures. De lui rendre la vie très douloureuse.
Elle ordonna donc à peine arrivée à son premier secrétaire d’ambassade de prendre contact avec le renégat Farouk. Un apostat. Il fallait l’informer d’urgence que les USA continueraient de ne pas payer leurs contributions obligatoires, et qu’ils entendaient proposer en commission des finances de réduire de quarante pourcent le budget de la maison.
Tout le monde saurait que ces mesures étaient des représailles suite à l’invitation de Yasser Arafat à la tribune de l’Assemblée générale, et à la reconnaissance de la Palestine comme État observateur.
Pour saboter le travail d’une agence de l’ONU, pour humilier son management, bien lui tordre le bras, et lui donner des insomnies, et pour obtenir ce que l’on veut d’un directeur général, on n’a jamais trouvé mieux que de fermer le robinet à dollars. Recette simple et imparable. Bien jouer du robinet.
A suivre…