Irrévérence - épisode 23 (TEXTE)
L'après-guerre: naissance du mythe de l'ONU aux yeux des boomers et des millenials
La victoire des alliés — et les deux bombes atomiques qu’il fallut, semble-t-il, pour mettre les points sur les « i » — ont fait fleurir de beaux rêves civilisationnels.
Sur la base de nouvelles légendes héroïques, il en est résulté une myriade d’espoirs et d’idées en apparence « nouvelles » — souvent putting old wines in new bottles — ainsi qu’une série de principes et d’institutions qui semblaient recevoir un assentiment général, voire un engouement universel. Et l’on assista à un retour enthousiaste à Kant et à ses à ses réflexions sur la paix perpétuelle.
À en croire les revues occidentales du genre people, l’humanité toute entière se réjouissait que la paix soit “revenue”, mais dans l’ombre divers intellectuels et révolutionnaires caribéens, chinois, indiens, arabes ou africains assistaient à tout cela avec scepticisme.
Le silence des peuples colonisés était à la mesure de ce qu’ils avaient subi pendant quatre siècles : ce fut un mutisme immense, attentiste. Il n’était pas vraiment question d’eux dans l’essai philosophique de Kant.
Les peuples qui sortent des conflits réduits à l’esclavage, sous diverses formes, et à travers diverses modalités, n’ont pas la force de se faire entendre pour s’opposer à la version de l’Histoire qu’imposent les vainqueurs, les colonisateurs.
Ce n’est que beaucoup plus tard que peuvent s’exprimer ouvertement les vaincus. Et nous n’avons pas fini, loin de là, de découvrir leurs récits, leur versions, à eux, de l’Histoire, cette série ininterrompue de massacres, de nettoyages ethniques et de génocides. L’archéologie des conflits du XIXème et du XXème siècle est un art que le “Sud Global” saura de plus en plus développer avec des révélations douloureuses pour la dignité de la mémoire des colons.
Les années 1940 et 1950 furent la pépinière de divers mythes fondateurs et de représentations de l’univers qui se donnaient des airs de consensus planétaire. En réalité, ils n’avaient pour fondations que les valeurs et l’imaginaire des pays alliés qui avaient écrasé l’Allemagne nazie.
Quelle était cette mythologie nouvelle et universelle ? Quelle était l’écosystème héroïque, de la jeunesse occidentale de l’époque, de la génération des « boomers » ? Puis de celle des millenials ? Ce fut Hollywood, qui a forgé l’imaginaire qui allait régir la planète dans le siècle qui suivrait. Ceci n’est pas anecdotique. Nous parlons ici de la Société du Spectacle, de Guy Debord.
Il y avait le mythe de la croissance économique illimitée et du progrès, que les deux blocs, capitaliste et socialiste, vénéraient tous les deux.
Il y avait le mythe de la science et de la technologie – certes, leurs effets dépendaient de l’usage qu’on en faisait, mais l’image d’une science pure produisant des évidences incontournables et un bien-être croissant pour le plus grand nombre était largement partagée. Il y avait aussi, triomphant à cette époque, le mythe de la méritocratie : le talent allié au travail était la véritable source de la réussite sociale.
Le mythe de la conquete de l’espace et des cosmonautes, pour sûr. Et puis en occident, il eut le mythe d’un président jeune comme Kennedy qui lança un défi aux Soviétiques et à leur chef Khrouchtchev. Le monde trembla dans la crainte d'une guerre nucléaire. De cela, les boomers se souviennent. Mais de cela, les milléniaux — les millenials — n’ont cure.
Et il y eut aussi, à cette même époque, la résurgence d’un vieux mythe, celui d’un Etat d’Israël, qui trouva une bénédiction onusienne en 1948, en chassant les occupants bédouins arabes palestiniens des terres qu’ils occupaient depuis des siècles – ce fut la nakba — drame terrifiant pour un retour à une terre promise par une légende biblique.
Et puis… et puis, donc, sur les ruines de la Société des Nations, était née l’Organisation des Nations Unies, l’ONU, fondée moralement - semblait-il - sur le les valeurs sociales et éthiques les plus élevées que l’on pouvait, semblait-il, à l’époque, concevoir.
L’ONU était un mythe, un mythe nouveau pour l’humanité. Et un mythe de portée universelle, non plus simplement de portée civilisationnelle et relative à une région de la planète, ou à une fraction de l’humanité.
L’ONU : sa raison d’être était un culte de la paix, s’appuyant sur des valeurs universellement reconnues. Il y avait accord sur les principes fondateurs de l’organisation, sur son architecture institutionnelle, sa Charte, son Conseil de sécurité, son Assemblée générale, son Secrétariat général, ses Agences spécialisées et ses grands Programmes. Et cette institution faisait l’objet d’un respect planétaire. L’URSS et la Chine avaient souscrit à la Charte — à la Constitution de l’organisation. Et les égards, la déférence voire la dévotion qui honoraient et entouraient l’ONU avaient quelque chose d’un culte laïc universel.
C’était un peu comme si l’humanité commençait à croire en elle-même, en sa capacité autonome de gérer sa destinée dans un esprit de paix.
Les premiers Secrétaires généraux de l’Onu avaient une stature morale et une aura éthique qui en faisaient des sortes de papes laïcs. Que l’on pense à Dag Hammarskjöld, par exemple, le second Secrétaire général, qui reçut le Nobel de la Paix à titre posthume. Après sa mort en Rhodésie dans un « accident » d’avion qui — selon les dernières enquêtes — ne fut en fait pas du tout un accident, mais bel et bien un assassinat, l’ONU s’affirma un appui aux mouvements historiques de la décolonisation.
Créée à San Francisco en 1945 par 51 nations qui s’engageaient à préserver la paix et la sécurité collectives grâce à la coopération internationale, née sur les décombres de Hiroshima et de Nagasaki, dans la stupeur et dans le dramatique silence des consciences du monde entier qui a suivi l’irruption de ces deux champignons atomiques, l’ONU, organisation désormais sacrée temple de la Paix, joua un rôle essentiel dans les processus de décolonisation de l’après-guerre. Et ce fut ainsi que le nombre de ses pays membres se multiplia rapidement par deux puis par trois, et quasiment quatre aujourd’hui. Au sein de son Assemblée générale, les pays pauvres et les “émergents”, y ont une large majorité politique.
Les valeurs séminales de cet édifice mythique restent pour l’instant et resteront encore pour quelque temps celles de ses origines. Une création culturelle, politique et historique des Etats-Unis d’Amérique. Une ‘américanade’ fondée sur les quatre libertés énoncées par Roosevelt dans son discours sur l’état de l’Union de janvier 1941 : quatre valeurs qu’il jugeait de portée universelle, et dont il espérait qu’elles toucheraient l’humanité toute entière. Liberté de parole. Liberté de culte. Libération du besoin, de la misère et de la faim. Et libération de la peur, de la terreur, de la crainte. Freedom of speech. Freedom of worship. Freedom from Want. And freedom from fear.
Roosevelt avait énoncé ces quatre libertés presque un an avant que les USA ne s’engagent dans le conflit mondial. Et en 1943, alors que la guerre n'était pas terminée, ce même Roosevelt organisa à Hot Springs, en Virginie, la première « Conférence internationale pour l'alimentation et l'agriculture » : c’est là que furent posées les fondations de la « Food and Agriculture Organisation of the United Nations », la FAO, avant même que ne soient fondées les Nations Unies en 1945.
Celle-ci reprit en substance, dans sa Charte, ces quatre libertés-piliers qui soutiennent aussi, tels des cariatides, la Constitution de l’Unesco et la Déclaration universelle des droits de l’homme, et tant d’autres instances onusiennes.
Mais la réalité était que le triomphe des occidentaux et de leurs alliés soviétiques avait imposé certains canons, certains vocables, certaines valeurs, certains tabous.
Ce ne fut que tardivement que Ruetcel commença de se rendre compte de ces choses, de la nature de cet enchainement historique. C’était comme si des écailles qui avaient recouvert jusqu’alors ses yeux soudain tombaient, et que se révélait à lui dans une lumière crue les processus et les jeux de forces sociales et politiques qui animaient l’écosystème de son existence.
C’était une sorte de mue, comme les expérimentent les serpents.
En quoi consista cette mue ? En une série de douloureuse déconvenues. La nébuleuse d’illusions sociales, politiques, géopolitiques, économiques, militaires et stratégiques, amoureuses et érotiques, spirituelles, philosophiques et même métaphysiques qui avaient enveloppé et déterminé, telle un doux cocon confortable, stimulant, enchanteur et merveilleux, la Weltanschauung de Ruetcel, sa vision juvénile du monde, une bonne partie de tout cela commença de se fissurer, de se friper, de se crevasser, de tomber en obsolescence, ou parfois de s’effondrer avec fracas par pans entiers — et de constituer peu à peu un champ de ruines.
Il avait beau avoir cru commencer à lire le monde, et à comprendre, à travers ses lectures de Boulgakov, Franz Fanon, Karl Polanyi et Samir Amin, du Che et de Debray, la transposition des leçons qu’il en avait tirées à l’univers hardi et baroque de la révolution sandiniste et de sa guérilla n’était pas sans se heurter à de nombreuses difficultés.
Et sur le plan des relations sociales et des amours, les normes de savoir-vivre nicaraguayennes obéissaient à des règles de bienséance bien différentes de celles des intelligentsias et des milieux militants qu’il avait fréquentés. La vie et l’art de vivre s’y présentaient sous des auspices plus âpres et pénibles. Il y était de question — en permanence et assez crûment — et non sans une sorte de force et d’élan vital très accentués — de survie, voire de vie et de mort de certaines personnes précises, ou de groupes de personnes précis.
Le militantisme anarchoïde de jeunesse de Ruetcel — au sein de groupes « autonomes » parisiens — et les raisons de son exil au Nicaragua furent passés à la moulinette de débats très animés et d’argumentations où l’on en venait parfois aux mains.
Ruetcel avait lu son Clausewitz, son Sun Tzu et son Machiavel, mais ses camarades nicaraguayens le mirent vite à la rude épreuve de choix concrets et immédiats. Qui devait être ridiculisé, par exemple, et comment, et en fin de compte éliminé, dans la gestion de tel ou tel projet de terrain de telle vallée menacée par les incursions militaires de la contra depuis le Honduras ?
Dans quel sens, en faveur de qui allait la marche de l’Histoire ? En fonction de quelles nécessités objectives ? Tous les groupes latino-américains trotskystes qui avaient rappliqué à Managua et essayaient d’organiser des grèves des travailleurs de la régie des tabacs, ces centaines de militants, avaient-ils raison ou tort ? Et les Commandants de la Révolution, qui avaient décidé de leur tendre un piège pour les expulser du pays, avaient-ils eu raison de le faire ?
Pour mieux connaitre les opinions de Ruetcel sur ce genre de thèmes, le Ministère de l’Intérieur avait Ruetcel à l’œil, comme presque tout le personnel onusien, d’ailleurs.
Et puis c’était un boomer, Ruetcel. Un enfant de l’après-guerre, européen, privilégié, et né de l’optimisme de la paix mondiale retrouvée.
Et comme tous ses semblables, nés de la confiance retrouvée après le cauchemar les hécatombes du nazisme, dont les horreurs devenaient de plus en plus connues — et en dépit des menaces que constituait encore, et constituerait toujours la banalité du mal, et l’espèce de nano-nazisme qui habite, comme un péché originel, tout être humain — en dépit donc d’une sorte de réalisme, Ruetcel était empli d’espoir, c’était une sorte d’indécrottable optimiste.
Les dirigeants sandinistes, les Commandants, avaient pour la plupart le même âge que lui, une jeune trentaine. Ils étaient les contemporains de l’ONU, à peine plus jeunes. Le Front sandiniste de libération nationale, le FSLN, était le contemporain de l’ONU.
À l’heure où naissait le FSLN du légendaire guérillero Carlos Fonseca Amador pour renverser le dictateur nicaraguayen Somoza, les USA, avant même leur complète victoire de la seconde Guerre mondiale, avaient déjà préparé la suite de leur triomphe, et ils proclamaient urbi et orbi qu’ils voulaient un monde sans faim, sans misère, sans crainte, sans guerre.
Dès 1956, l’institution des casques bleus pour le maintien de la paix dans le contexte de la guerre froide fut lancée, avec pour première opération la crise de Suez, suivie par une vaste intervention de plus de 20 000 hommes au Congo, dévasté par les conflits liés à ses ressources naturelles. La République démocratique du Congo, pour sa malédiction semble-t-il, est un véritable scandale géologique, tans son sous-sol est riche de cuivre, lithium, or, étain, colombo-tantalite, uranium, terres rares, cobalt (soixante-dix pour cent du cobalt mondial), etc.
Les casques bleus, véritable mythe au sein même du mythe de l’Onu, ont fait rêver —et font encore souvent rêver — de nombreux « honnêtes et sincères militaires » : ces soldats-là transcendent leur mission de guerriers au service de la paix mondiale. L’essence même de ce qu’ils croient être leur job.
Lors de la crise de Suez en 1956, le président égyptien Gamal Abdel Nasser — qui avait nationalisé le canal avec le soutien de l’URSS en réponse au retrait du financement occidental pour la construction du barrage d'Assouan — fit face à une invasion militaire de son pays de la part d’Israël, du Royaume-Uni et de la France.
Les Casques bleus n'ont été déployés en Égypte qu'après la crise, en 1957. Leur rôle fut de superviser le retrait des forces britanniques, françaises et israéliennes et de maintenir la paix dans la région. Mais Nasser les considéra toujours comme étant du côté des puissances coloniales occidentales. Les dirigeants du Sud Global, depuis, on souvent la même défiance : l’ONU, organisme super partes, prétendument super partes, ne cessera jamais à leurs yeux, vraiment, fondamentalement, de rester une « Americanade » — concept, soit dit entre parenthèse, qu’il faudra un jour s’appliquer à préciser et discuter…
Toutefois, les Casques bleus ont, malgré tout, réussi à jouer un rôle dans le maintien de la paix et ils eurent un rôle souvent crucial sur cinq continents dans bien des dynamiques de décolonisation et des conflits régionaux qui allaient suivre un peu partout dans le monde.
Le père de Ruetcel était officier, militaire, pilote de chasse dans l’”Armée de l’Air” française. Il parlait de ses congénères Casques bleus sur le Nil conne de véritables héros, comme l’expression la plus élevée de la civilisation humaine.
Mais où en sommes-nous aujourd’hui, en 2024, en matière de maintien de la paix par des forces de l’Onu à Gaza et en Cisjordanie, en Ukraine ? Au Soudan ? Et au Kivu, dans l’est de la République démocratique du Congo ?
A suivre…
Avertissement : Cet épisode est une œuvre de fiction. Tout comme l’ensemble du roman-feuilleton Irrévérence, le roman de l’Onu, il est le fruit de la fantaisie de l’auteur. En conséquence, toute ressemblance avec des personnes ou des entités et institutions existantes ou ayant existé – et non spécifiquement nommées – est pure coïncidence. De même, la chronologie de certains faits ici évoqués peut avoir été ajustée en fonction des fins artistiques et éthiques de l’auteur.