Irrévérence - épisode 16 (TEXTE)
Où le lecteur et la lectrice sont invités à considérer que l'Onu a deux visages
Petit rappel et Avertissement : Cet épisode est une œuvre de fiction. Tout comme l’ensemble du roman Irrévérence, le roman de l’ONU. En conséquence, toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu serait purement fortuite. Et toute référence à des faits survenus, ou bien à la chronologie des faits ici évoqués, est avenue à travers la réélaboration créative et artistique de l’auteur.
Le lendemain, Corine de Védive et Ruetcel reprirent leur discussion à bâtons-rompus sur la faim.
- Laisse-moi t’expliquer un peu mieux, Corine, comment je vois les choses. Jean-Jacques Rousseau disait : « Une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire ». C’est toujours vrai.
Je fais trois hypothèses, Corinne, dont il me semble que l’histoire les conforte. Ma première hypothèse est que toutes les formes de pouvoir sont dures et violentes, impitoyables. Deuxio, tout pouvoir s’appuie sur la faim et la misère pour se reproduire et durer. Et enfin, tertio, tout pouvoir encourage certaines formes d’aide à l’égard des plus démunis, et ceci afin que la misère et l’injustice soient « acceptables », et maintenues en deçà de ce qui serait « intolérable ».
- Je te suis, Ruetcel, fit Corine. J’ai des réserves sur la validation par l’histoire de tes hypothèses. Mais je t’en prie, tu peux continuer ton raisonnement.
- Le but, aujourd’hui, avec l’humanitaire, ma chère Corine, c’est de faire passer la pilule des politiques dures, des politiques économiques néo-libérales qui font tourner et prospérer le capitalisme, et croître les inégalités. Et qui le font en maintenant dans la pauvreté — voire dans l’indignité, la misère crasse et l’indigence, dans des conditions infrahumaines — une part significative de l’humanité.
- Soit. Je te suis, Ruetcel. Et alors ?
- Et donc, ma chère Corine, voici où je voulais en venir. L’Onu, tout comme le dieu Janus, a deux visages, deux faces.
Tout d’abord, poursuivit Ruetcel, et ceci est fondamental, même si cela ne correspond pas à son image dans le grand public, il y a, au sein de l’Onu, des spécialistes de la vraie politique, la dure, la politique économique — celle qui exige par exemple le remboursement de la dette des pays en voie de développement, ou bien celle qui impose des ajustements structurels à l’économie de ces pays. Cette politique-là, Corine, c’est celle qui se décide à Davos, et à Washington, et dans les réunions du G7 et du G20. Celle qui se perpétue et s’administre à travers le FMI et la Banque mondiale, et le système bancaire mondial, et l’Organisation mondiale du commerce.
- Soit, mon cher Ruetcel. Et alors ?
- Alors, Corine, au sein de chacune des agences onusiennes et de leurs départements chargés des politiques économiques, sociales et du commerce, eh bien, on veille à ce que cette orthodoxie économique soit respectée. Et donc, les agences onusiennes sont au service de cet ordre économique mondial. Sages et disciplinées.
- Et ensuite, Ruetcel, quel est le deuxième visage de l’Onu que tu annonçais ?
- Ensuite, il y a le visage humanitaire de l’Onu. Celui qui est le plus connu du grand public, et qui est lié à sa mission de promotion et de maintien de la paix. Au service de cette noble cause, et de l’utopie kantienne de la Paix perpétuelle, travaillent un peu moins de cent mille personnes, au sein de quelques douzaines d’agences onusiennes, toutes chargées, notamment, d’appuyer le développement des pays pauvres, et d’intervenir dans les situations de conflits ou de catastrophes naturelles, etc. D’un côté, donc, ma chère Corine, pour me résumer, le système onusien conforte le fonctionnement de l’économie mondiale, lequel accentue les inégalités. Et de l’autre côté, les agences spécialisées et humanitaires de l’Onu sont chargées de panser les plaies. Elles font les nurses, en somme, les infirmières, elles consolent et plaignent, et elles soignent tant bien que mal les victimes de l’ordre mondial…
- Ruetcel, mon ami, tu vois la bouteille à moitié vide. Tu ne prends pas en compte tout ce qu’il y a d’élevé et de noble dans les aspirations des Nations unies, qui en cela sont l’expression de ce qu’il y a de plus élevé et noble dans la politique de chacun des pays qui composent l’Onu. Mais, ok, soit, c’est vrai, l’Onu n’est pas subversive, je te l’accorde. Et elle a bien, effectivement, les deux visages dont tu me parles. Où veux-tu en venir ?
- Malheureusement, Corine, ce sont les néo-libéraux, les mainstream, qui conseillent les politiques et qui tiennent le gouvernail du navire ! Les autres, les humanitaires, ils ne sont là que pour atténuer un peu les souffrances et permettre au système de survivre et de fonctionner, et de durer encore un peu, autant que possible ! Bref, Corine, les humanitaires sont l’équivalent moderne des bonnes œuvres des dames de charité de la révolution industrielle – ces pieuses épouses des banquiers et des industriels du dix-neuvième siècle qui allaient visiter les pauvres ! Et donc, Corine, tout notre édifice onusien est bifide. Il a deux visages. L’Onu est double.
- Attends, Ruetcel ! Tu caricatures, tu déformes la réalité. Et tu ne respectes pas la générosité de tous ceux qui s’engagent dans l’humanitaire, souvent au péril de leur vie.
- Corine, je respecte infiniment les personnes qui s’engagent dans l’humanitaire. Et pour ton information, j’ai fait moi-même un tel travail humanitaire sur le terrain, longtemps. Et j’y ai souvent risqué ma vie. Et la leçon qui s’impose à moi, aujourd’hui, après bientôt cinquante ans, c’est que tous les pouvoirs justifient et perpétuent l’injustice sociale. Ils le font au moyen d’une redistribution partielle de la richesse — une redistribution très marginale toujours. Car en réalité ce ne sont que des miettes. Les pouvoirs sacrifient à ce rituel de distribution publique de l’aumône pour que la paix sociale soit maintenue, et pour que le contrat social soit reconduit. Mais, en réalité, ce contrat est une mystification, une imposture, et les pauvres y sont toujours grugés. Ce n’est qu’un simulacre de justice.
Corine regarda sa montre, elle devait mettre un terme à la discussion.
- Ruetcel, il faut que nous discutions encore, mais il faut que j’y aille. Voyons-nous dimanche. Tu es libre ? Pour une balade ? Sortons de Rome. Avec ma voiture. En excursion. On pourrait aller à Tusculum, par exemple, tu connais ? Non ? Il y a là la ruine d’un amphithéâtre antique, minuscule et merveilleux. C’est une colline qui offre un panorama superbe sur tout le Latium, au sommet de laquelle se trouvent les ruines de la ville où a résidé Cicéron. C’est là, semble-t-il, qu’il a écrit le dialogue de ses Tusculanes, son traité sur l’immortalité de l’âme. Il voulait démontrer qu’il fallait mépriser la peur de la mort. Et que le bonheur ne peut se fonder que sur la vertu. Voilà qui pourrait nous inspirer, non ? Tu ne crois pas, Ruetcel ? Il y a longtemps que je veux y retourner. Je t’y invite, d’accord ?
Ruetcel et Corine de Védive furent heureux de ce petit pèlerinage qui les éloignait des tracas de leur travail. Après leur visite du site, ils s’installèrent sur ses derniers gradins de tuf du magnifique petit théâtre antique, assis face à l’ouest.
Ce promontoire leur offrait, dans le soleil couchant, une splendide vue sur les plaines du Latium. Après de longues minutes un silence, Corine reprit leur discussion récente sur la faim, et ceci, en prononçant une phrase étrange.
- Il m’est apparu que la Faim est le Verbe, fit Corine.
- Que veux-tu dire ? lui répondit Ruetcel.
- Le Verbe, oui. Avec un V majuscule, fit Corine.
- Mais encore, s’il-te-plait ? Explique-moi, lui répondit Ruetcel.
- Le Verbe de la Bible, celui dont tu as entendu parler, Ruetcel, celui du Prologue à l’Évangile selon Jean. Je cite : “Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu”.
- Je te vois bien inspirée aujourd’hui, Corine ! fit Ruetcel. Est-ce le beau panorama du Latium que nous contemplons qui te donne cette vision étrange dont tu me parle ? Je ne suis pas certain de la comprendre.
- J’ai pensé à toi, Ruetcel, fit Corine. Et j’ai imaginé que cette hypothèse selon laquelle la faim est le Verbe pouvait t’intéresser.
- Effectivement, elle m’intéresse beaucoup, Corine ! Ce n’est pas une pensée commune. Comment en arrives-tu là ?
- Voilà. La faim est ce qui, enfant nouveau-né, nous fait pleurer. Puis elle est ce qui nous fait parler. Puis, elle est ce qui nous fait … prier. « Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour… », dit le Pater Noster, etc. Bref, elle est la source de tout langage, et de toute prière, et de la poésie, aussi. Et de toutes les religions, semble-t-il ! Et finalement, de toute littérature. Je viens de terminer un livre assez étonnant où j’ai trouvé quelque chose qui ressemble à ces idées, et elles m’ont plu.1 Et j’ai pensé à toi.
- Pas mal. Pas mal du tout, Corine ! Cela reprend très bien ce dont nous parlions la dernière fois. C’est joli, en effet. Cependant, il me vient à l’esprit que cette vision ne peut concerner qu’une partie de l’humanité. Celle qui est héritière du Christianisme et du Judaïsme, ou de la philosophie grecque et du logos, qui ont en commun l’idée d’un Verbe — du Verbe ! — qui serait une divinité. Mais cette pensée-là, elle n’est pas universelle. Elle n’est pas transposable, ni vraiment intelligible, pour les bouddhistes ou les musulmans, ou les animistes. Et elle n’est pas traduisible dans leurs langues. Et donc elle n’est pas nécessairement recevable, en général, pour un Indien, ou un Chinois, ou un Africain, ou un Amérindien. Ou un musulman. Que sais-je. Même si toutes ces traditions ont en commun de vénérer leurs écritures sacrées.
- Bien vu, Ruetcel ! Dont acte, je ne considérais pas l’humanité toute entière. Tu as raison.
Ruetcel et Corine regagnèrent leur voiture pour rentrer sur Rome, et ils furent pris dans les embouteillages de la fin du week-end. Lorsqu’ils furent immobilisés dans le trafic, Corine s’ouvrit à Ruetcel de ses soucis au travail, lui parlant des requêtes incessantes du Directeur général concernant le budget de l’organisation. Et elle lui confessa qu’elle avait décidé de refuser, systématiquement, de répondre à ses requêtes. Et de ne plus se ruiner la santé. De prendre un peu de distance, en somme.
- Corine, j’ai moi aussi des problèmes sérieux au travail. On m’a volé deux fois mon disque dur en deux semaines. Et toutes mes archives, et ma correspondance confidentielle, tout cela se balade maintenant dans la nature. Et quand j’en ai parlé avec mon boss, il m’a dit que je souffre de troubles psy, et que je suis « dérangé », selon ses propres paroles.
- Que veux-tu dire, Ruetcel ?
- Et bien voilà, Corine. J’ai été victime, à deux reprises, d’un vol avec effraction du disque dur de mon ordinateur. Et mon chef m’a dit, quand je lui en ai parlé, que j’ai besoin de consulter un psy.
- Hein ? Quoi ? Ton boss ? L’assistant du directeur général, lui-même? Le chef du département, l’économiste en chef de l’agence ? Il t’a dit ça ? Attends, il y a quelque chose, là, qui ne va vraiment pas, Ruetcel ! On est en plein délire !
- Effectivement, Corine ! Mais ça ne s’arrête pas là. Il m’a dit aussi que sa femme est psychiatre. Et que si je le désire, je peux m’adresser à elle. Il peut nous mettre en contact. Il m’a donné son e-mail.
- Mais attends, Ruetcel, c’est de la folie furieuse, là ! Je n’ai jamais entendu une histoire pareille ! Un supérieur hiérarchique pousse un subordonné à consulter son épouse psy ! Incroyable ! Je crois rêver !
- Effectivement, moi aussi, Corine, je crois rêver. Mais ça tend au cauchemar, mon truc.
- Te voilà dans de beaux draps, Ruetcel. Bravo. À mon tour de te faire des compliments ! Je suis admirative. Ton histoire, elle vaut ton poids en cacahuètes ! Fallait le faire, quand même, ce n’est pas donné à tout le monde, de se mettre dans un pétrin pareil comme tu l’as fait, Ruetcel ! Excuse-moi d’ironiser ainsi, j’espère que tu ne m’en veux pas. Bon, je vois que tu le prends bien… Remarque que ton boss, en recommandant sa femme, il se met dans de beaux draps lui aussi, non ? Conflit d’intérêts, etc. C’est fou, cette histoire ! Tu as pensé à en parler au syndicat ?
- Je n’ai pas de traces, Corine, je ne peux pas prouver qu’il m’a tenu ces propos. Et les gars du syndicat, comme tu le sais, ils n’aiment pas trop faire des vagues avec le management. J’ai peur qu’eux aussi puissent me prendre pour un fou, si je leur raconte cette histoire.
- Que penses-tu faire, Ruetcel ?
- Quel est ton avis, Corine ? Qu’en penses-tu, toi ? Que devrais-je faire, à ton avis ?
- La première chose que tu devrais faire, mon chéri, à mon avis — si tu es d’accord, bien entendu — c’est de venir dormir chez moi ce soir. Qu’en penses-tu ? Après, on pourra reparler de tes problèmes de boulot, si tu veux.
À suivre…
Merci d'avoir lu cet épisode d’Irrévérence — le roman de l’ONU.
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Il est ici fait allusion à l’essai : Jérôme Thélot, Au commencement était la faim : traité de l’intraitable. Ed. encre marine