Petit rappel et Avertissement : Cet épisode, tout comme l’ensemble du roman Irrévérence, le roman de l’ONU, constitue une œuvre de fiction. En conséquence, toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu serait purement fortuite. Et toute référence à des faits survenus, ou bien à la chronologie des faits ici évoqués, est avenue à travers la réélaboration créative et artistique de l’auteur.
Arrivé dans son bureau à huit heures, le professeur avait accroché son chapeau et son paletot au porte-manteau, sorti de son cartable de cuir ses dossiers, et donné l’ordre à son ordinateur de s’allumer en pressant sur son bouton Start. Mais le PC avait refusé d’obtempérer.
Le professeur Ruetcel avait alors appelé à la rescousse le technicien du service informatique, son IT officer, un petit grassouillet obséquieux et chafouin, lequel avait vite identifié le problème : disque dur. Au dos de la tour de l’appareil, le cadenas qui le protégeait avait été forcé. Et ce disque dur avait été délogé. Et volé.
Ruetcel croyait rêver. Volé ? Il y avait des vols de disques durs, maintenant, au sein de cette agence de l’ONU ? Un vol de ce genre, cela pouvait-il tout simplement exister ? Son disque dur à lui, l’illustre professeur Ruetcel, la mémoire de son travail d’années entières, dont une partie était strictement confidentielle, et une autre complètement secrète, tout cela s’était envolé ?
Son cher disque dur, hyper-puissant, un prototype du modèle 10 téraoctets de la Western Digital Diamond, un bijou de troisième génération, le coffre-fort très sûr des statistiques de toute sa carrière, ce disque dur avait été volé ? Tout cela se baladait dans la nature à présent ? Et qui pouvait être le voleur, ou qui pouvaient être les voleurs ?
Furieux, Ruetcel ne cessait de hausser et froncer ses sourcils broussailleux devant les yeux ahuris de son IT officer, lequel observait avec préoccupation que la furieuse cadence de ces mouvements pileux ne cessait de s’accélérer. Et il bafouillait des « Vous avez bien raison, professeur, je vous comprends », mais il ne pouvait que lui confirmer l’évidence. Il lui remontra cet espace vide au dos du PC. Puis il lui désigna, encore une fois, les traces du forçage aux tenailles du dispositif de sécurité fixé au châssis. Et finalement il ramassa par terre les restes du lourd cadenas d’acier, broyés et tordus, en précisant que c’était du travail vraiment professionnel, une pince-monseigneur de gros calibre.
Mais qui, bon sang ! hurlait Ruetcel. Qui avait bien pu lui faire ça ? Des collègues malveillants ? Des employés du ménage, des « techniciens de surface », comme on les appelait désormais ? Le pauvre IT officer, maltraité, harcelé, bombardé de questions par Ruetcel, faisait le dos rond. Il bredouilla que malgré le prestige du système onusien et la supposée respectabilité des personnes qui y circulaient, nul n’était à l’abri de tels larcins. Et que la plupart des vols informatiques, dénoncés aux services de sécurité, n’étaient jamais élucidés, qu’il s’agisse d’ordinateurs portables ou de piratage en ligne etc…
« Comment cela », hurla Ruetcel, « les vols informatiques ne sont presque jamais élucidés ? Mais dans quelle maison sommes-nous ? Une cour des miracles ? Un repère de mafieux ? L’ONU, comme ça, c’est devenu un bas-fond, un coupe-gorge ? »
Devant la rage de Ruetcel, le pauvre IT officer appela au téléphone le bureau central des gardes pour leur signaler l’incident. Le gardien qui lui répondit, qui était en train de tailler ses crayons, se souvenait fort bien du fameux professeur Ruetcel, ainsi du professeur Columelson, ces deux forcenés workaholiques, que lui, Sigismund, avait dû exfiltrer des locaux une fois, à trois heures du matin, parce qu’ils y travaillaient à cette heure indue et sans autorisation spéciale de leur directeur de division.[1]
Sigismund raccrocha. Il s’empara de son ceinturon, de son arme de service et de son sifflet à roulettes, puis dérangea le détective du service de sécurité pour lui demander de l’accompagner.
Ils remarquèrent, à partir des propos de l’IT officer, que le disque volé coûtait sans doute dix fois plus cher que les disques durs standards. « Ah ! Voilà qui est un indice intéressant ! » s’exclama Sigismund. « Cet engin, c’est une sorte de Ferrari, en somme ! 10 téraoctets, rien que ça ! Attractif, un tel joujou, pour les petits voleurs ! »
Le professeur Ruetcel, qui avait bien reconnu Sigismund, et qui se souvenait parfaitement qu’il l’avait traité comme un malpropre, lui hurla au visage en postillonnant abondamment: « Comment ? Mon disque dur, vous apppelez-ça un ‘joujou’ ? ». Il borda et vitupéra sur ce thème. Son disque était infiniment plus important que toutes les Ferrari du monde ! Non ? Comment osait-on comparer les matériaux de ses recherches à lui, l’illustre professeur Ruetcel, une sommité mondiale, à un ‘joujou’, à une Ferrari, en somme à une vulgaire automobile à pétrole tout juste bonne à distraire des imbéciles?[2]
Ces jeunes gens insolents savaient-ils seulement où ils étaient, et à qui ils avaient affaire ? Il menaça d’aller dénoncer lui-même à la Direction générale ce délit, ce vol informatique scandaleux, ainsi que le comportement et les propos inouïs de Sigismund !
Et maintenant ? Sans ordinateur ? Comment allait-il pouvoir travailler au futur de l’humanité, s’il-vous-plait ? Et honorer ses engagements de la journée, gérer sa correspondance et ses réunions ? Et ses mille obligations importantissimes ? Et finir d’urgence le rapport de sa conférence pour le Directeur, qui devait le communiquer, le lendemain même, au Secrétaire général de l’ONU à New York ? Lequel en personne, lui avait écrit un e-mail, à lui, Ruetcel, en personne, la veille, pour le lui demander au plus vite ? Quand pourrait-il le lui envoyer ? De combien de temps l’IT Officer avait-il besoin pour remettre sa bécane en marche ?
Le détective, la quarantaine mûre, se tenait un petit peu à l’écart. Il s’interposa avec tact. Il s’excusa auprès du professeur au nom de ses collègues. Il remercia Sigismund et l’IT officer et les invita à se retirer.
En tête à tête avec le professeur, il se montra très compréhensif et courtois, et posa ses questions de manière intelligente, ce qui calma un peu l’universitaire. Le professeur avait-il là, dans ses archives, des informations confidentielles ou des données particulièrement sensibles, et celles-ci pourraient-elles avoir motivé un vol ?
Ruetcel, mis à son aise, expliqua avec des paroles simples les enjeux géopolitiques complexes de son travail et résuma ses travaux scientifiques, ce qui lui prit une bonne heure. Il fut rassuré de voir que cet interlocuteur semblait y comprendre quelque chose, et en entrevoir un peu l’importance stratégique. Il prenait des notes dans un calepin. Ruetcel alors détailla les téraoctets d’information qui lui avaient été dérobées. Il cita certaines données qu’il avait eu la chance extraordinaire, proprement inouïe ! de se voir confier.
Il s’agissait, mais ce n’était là qu’un simple exemple, de toutes les enquêtes socioéconomiques des vingt dernières années sur les revenus et dépenses des ménages dans toute la Chine, effectuées par les gouvernements locaux avec les standards universels de la Banque mondiale. C’était un véritable trésor que tous les services d’espionnage et d’intelligence de l’occident, CIA en tête, convoitaient au plus haut point. Et ceci parce que s’approchait le moment historique, où la candidature de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce serait acceptée, après des années de négociations.
Ce genre de données, les universités et les centres de recherche économiques les plus prestigieux ne pouvaient y avoir accès — quand ils y arrivaient — qu’en soudoyant certains hauts fonctionnaires. Mais Ruetcel, lui, y était parvenu presque miraculeusement grâce à l’entremise extraordinaire d’une collègue très bien introduite : fonctionnaire onusienne d’un grade mineur, elle était — excusez du peu ! — une descendante directe du dernier empereur de Chine. Elle avait pour fonction de faciliter tous les rendez-vous entre l’Agence et le gouvernement. Elle était très certainement membre du Parti.
Après avoir sondé Ruetcel, ses idées et son passé politique en Amérique centrale et au Nicaragua, et après avoir dûment consulté le Parti, elle avait facilité une prise de contact entre le professeur et la direction nationale des statistiques socio-économiques de la République populaire de Chine. Et c’était ainsi que Ruetcel avait pu obtenir cet ahurissant, massif et très invraisemblable transfert de données, ceci, bien entendu, à l’usage exclusif de son équipe de recherches chinoise. Et sous le sceau d’une absolue confidentialité. Et voilà que tout cela se trimbalait dans la nature maintenant…
Le détective comprenait la situation et hochait la tête en noircissant les pages de son calepin, notant toutes analyses et les informations que Ruetcel jugeait bon de partager. Puis il demanda au professeur s’il avait une vague idée, ou de simples soupçons, concernant les personnes qui pouvaient être les auteurs du délit, ou bien ses commanditaires. Avait-il des suggestions à cet égard ?
Ruetcel resta muet. Le détective insista, mais le professeur affirma n’avoir aucun nom de personnes, d’institutions ou de pays à donner. Il pensait, par devers lui, que cela ne ferait que prolonger indéfiniment l’enquête et lui empoisonner l’existence. Il lui faudrait passer des heures avec ce détective et ses supérieurs hiérarchiques, etc. S’il partageait ses soupçons, cela ne ferait que retarder la reprise de son travail. Ce qui était important à ses yeux, c’était de récupérer au plus vite un disque dur neuf, et de reconstituer son contenu au moins en partie. Il songeait à diverses sources, ses sauvegardes partielles sur quelques disques durs externes entre autres. Mais aussi aux méthodes de stockage cloud qui faisaient à l’époque, au début des années 2000, leurs débuts commerciaux, et auxquelles il avait souscrit.
Au fond, il aurait vraiment bien aimé savoir qui avait fait le coup, mais il laissait cela à cent pour cent au détective. Il ne lui donnerait pas d’autres pistes que ce qu’il venait de lui livrer trois heures durant.
Deux jours plus tard, le service informatique lui fournit un nouveau disque identique à l’antérieur. Il fut protégé par un cadenas plus robuste encore. Et notre professeur entreprit de reconstruire ses archives à partir d’une sauvegarde et de diverses sources amies. Ceci l’occuperait toute la semaine, et pour un résultat malheureusement très partiel encore. Il avait sous-estimé l’ampleur de cette tâche et la perte de temps qu’elle représentait. Il s’y consacra quatorze heures par jour. Le détective revint deux fois le voir, et il lui communiqua que la Direction générale avait été mise au courant de l’enquête. Puis il lui annonça, en s’excusant, que l’affaire serait sans doute classée, faute d’indices.
Cependant, Ruetcel ruminait quelques soupçons sur l’origine du vol. Quelque grosse firme multinationale intéressée aux conséquences de ses recherches ? Quelque gouvernement hostile à ses thèses et à ses recherches ? Il avait un ou deux noms sur le bout de la langue. Il songea à la nouvelle ambassadrice américaine, Miss Williams, alias Pitbull-Panzer, et à ses amis anglo-saxons.[3] Il avait entendu dire par des collègues dans les couloirs qu’elle parlait de lui, Ruetcel, dans certains cocktails, comme d’un « crypto anarcho-sandinisto-communiste » qui voulait l’installation d’une « exception agricole », tout comme il y avait une « exception culturelle » au sein de l’OMC… Il rêvait pour l’agriculture et l’alimentation, et pour l’environnement et le climat, en d’autres termes, à des politiques protectionnistes, à des taxes et à des subventions, commes celles qui touchaient au cinéma, à la musique et aux livres... Un vrai dinosaure. Un fou furieux. Un Tyrannosaurus Rex qu’il fallait abattre et réduire en cendres au lance-flammes.
Madame Pitbull-Panzer avait-elle raison ? Qui sait, et qui le saura jamais. Les apparences sont trompeuses, dit le vieil adage. Ce qui est certain, en revanche, c’est que Ruetcel avait tout d’un monomaniaque, et qu’il présentait la plupart des symptômes d’un autiste Asperger grave, bien grave. Un bourreau de travail patenté, un workaholique obsédé par sa méthode et ses résultats de recherches. Il voyait dans les difficultés des motifs supplémentaires de s’entêter. Comme si elles confirmaient la valeur de son entreprise, et renforçaient son bien-fondé.
Et donc leprofesseur pensa que mieux valait faire comme si de rien n’était. Comme si ce vol informatique avait été le fait d’un petit malfrat à la recherche de matériel de valeur pour le revendre sur le marché de l’occasion.
Lui, Ruetcel, il devait donner la priorité à la continuation de ses travaux, car seuls des résultats impeccablement robustes pourraient donner à son projet un poids suffisant pour influencer les débats au niveau mondial.
À suivre…
[1] Voir Irrévérence, épisode 3, “Où l'on fait connaissance d'un gardien, que nous suivons dans ses réflexions solitaires et ses déambulations nocturnes dans les couloirs d'une agence de l'ONU”.
[2] Voir Irrévérence, épisode 11, “ Le destin onusien d’un normalien rebelle. Conférence inaugurale”.
[3] Voir Irrévérence, épisode 7, “ Où l’on assiste au débarquement libérateur, à Rome, d’une Black American Princess surnommée Pitbull-Panzer”.
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